La Ligne Passée

30 juin - 16 septembre 2012

La Ligne Passée

30 juin - 16 septembre 2012




  La ligne passée. L’abstraction au défi de ses réalités

Dans les années cinquante, un critique influent et recherché, R. V. Gindertael, définissait le saut vers l’abstraction auquel se hasardait non sans crainte nombre d’artistes comme un passage de la Ligne, c’est-à-dire comme le passage de l’équateur qui donnait lieu, autrefois, dans la marine à des rituels festifs païens et quelque peu grossiers. Car l’on quittait l’hémisphère nord civilisé pour cet hémisphère sud mal connu, fascinant, à la fois redouté et espéré mais stimulant les imaginations. Cette assimilation, Gindertael la voulait d’abord métaphore poétique et exotique. Mais elle n’en était pas moins significative. On passera sur les significations symboliques du retour aux origines et sur les rituels du « passage », pour ne garder que celle de la « dérive » vers des terrae incognitae à découvrir, à défricher, à exploiter. Ce que Guillaume Apollinaire avait annoncé avec un lyrisme prémonitoire : « Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues / Mille phantasmes impondérables / Auxquels il faut donner de la réalité… ». Ces terres inconnues de l’imaginaire artistique ont depuis été bien explorées et l’abstraction dans ses dernières quêtes aux « frontières de l’illimité et de l’avenir », au temps des dernières avant-gardes, semblait avoir atteint les points ultimes de ses aspirations. Soit l’art s’accomplissait dans la configuration formelle et absolue de la Cité idéale, cette sorte d’avatar « matérialiste » de la Jérusalem céleste, soit n’avait plus de raison d’être. Parce qu’il ne pouvait plus porter de foi en l’avenir. Quant au dessein d’expression de l’intensité d’être, il semblait ne conduire à rien sinon à la répétition de transes dont la nécessité ne s’imposait pas toujours. À moins d’être accepté comme la réitération d’une prière parfois exaucée au point d’atteindre ce Nada qu’appelait de ses vœux par le truchement d’un art autre Michel Tapié. D’où, alors, cette tentation du Vide qu’exprima bien, dans les années soixante et soixante-dix, le resserrement minimaliste de la monochromie ou la reprise indéfiniment, comme dans un rituel de prière bouddhiste, d’une forme simple, fonctionnant comme un « outil visuel » ou très souvent, ce que suggéra justement Baudrillard, bien avant Noami Klein, comme un logo.
Au début des années quatre-vingt, l’abstraction semble dépassée, remise en question, voire datée comme un des ismes caractéristiques de la « modernité ». Elle est alors quasiment délaissée au profit d’une forte appétence pour des figurations retrouvées. De ce « revival » réaliste, la vidéo, la photographie, en bénéficieront. Mais, dans le même temps, nombre d’artistes s’emploient à diversifier leurs pratiques et se complaisent à passer, allégrement, de la photographie ou de la vidéo « réaliste » à la peinture abstraite. Certains d’entre eux plus soucieux disons du sujet ou voulant aborder tous les répertoires qu’offrent la pratique de la peinture usent tour à tour de la figuration et de l’abstraction.
C’est que pour tous ces artistes la Ligne a été passée. Ou plutôt son passage, comme celui de l’Équateur, n’est plus, désormais, qu’une bénigne péripétie de ce qui n’est vraiment plus, ne sera plus, une découverte, un saut dans l’inconnu pour « trouver du nouveau », une exploration à entreprendre. C’est, peut-être bien, avec Frank Stella que la Ligne a été définitivement passée. Il est, comme il l’a été et été répété, et ce n’est pas tout à fait une légende, le premier artiste à avoir été formé dans l’ambiance de l’abstraction. Il est le premier à avoir considéré l’abstraction comme une « tradition » à pérenniser sans s’y enliser. D’où, pour faire bref, ces deux caractéristiques de son art qui se sont développées dès ce que j’avais appelé naguère « Après le classicisme » : c’est-à-dire la fin de l’art minimal et des idéologies avant-gardistes de la « rupture ». La première c’est la manifestation, dans sa peinture et dans ses textes, de sa conviction que l’abstraction seule pouvait accomplir ce qui était présent au cœur même de la grande peinture depuis le Quattrocento italien. Mais pour l’accomplir, la peinture abstraite, aujourd’hui, se devait d’avoir foi dans sa capacité innovatrice. Et devait se soucier, comme la peinture ancienne, du « sujet ». La deuxième, c’est la prise en considération des « moyens » formels qu’offre l’abstraction et les possibilités que ceux-ci autorisent de création d’espaces picturaux nouveaux et complexes à partir de l’affirmation même de la planéité. On pourrait dire, après avoir lu les textes de ses conférences célèbres prononcées à Harvard, que Frank Stella considère qu’il est à l’histoire de l’abstraction ce que furent Rubens, Caravage et Vélasquez à l’histoire de la peinture, de cette histoire qui commence avec Léonard et Raphael. Comme les premiers cités le firent, il s’est employé pour produire une dynamique picturale, à insuffler de l’énergie à l’abstraction pour l’avenir tout en étant fidèle à la culture plastique du passé. Mais en affranchissant l’abstraction de toute soumission à des modèles figuratifs conventionnels. Et pour ce faire, il lui fallait non plus définir sa peinture abstraite comme post-cubiste, mais se donner l’aptitude d’atteindre à « la vigueur matérielle » qui donnait selon lui sa dimension historique et sa nécessité au cubisme. Il lui fallait donc, selon ses propres termes, « soutirer une sève nourricière aux sources récalcitrantes à l’abstraction du XXème siècle » : Cézanne, Monet et Picasso, qui soutenaient que si l’abstraction doit guider l’entreprise picturale elle doit rendre la peinture réelle. Réelle à la façon de la peinture qui s’épanouissait dans l’Italie du XVIème siècle. »
C’est toujours et encore à cette contradiction dialectique que s’exposent les artistes abstraits contemporains. Le thésaurus de formes, de motifs, de propositions spatiales dont ils ont hérité est considérable. Et pourtant assez resserré. Le risque c’est de l’exploiter en s’adonnant seulement à la déclinaison de variations à partir de ces formes, motifs et propositions spatiales. Le risque encore, c’est de se laisser aller avec complaisance à des effets de style, c’est –à-dire en affirmant avec affectation sa manière. Cette mise en exergue de la maniera à laquelle s’abandonnent avec jubilation les peintres dits « maniéristes », au XVIème siècle, s’ancrait dans un contexte où cette attitude avait un sens. Il n’est pas évident, aujourd’hui, que d’une attitude semblable naissent « deviennent » des formes énergiques acceptables pour l’avenir.
Les œuvres rassemblées ici témoignent toutes de la capacité et de l’aptitude de leurs auteurs à affirmer leur foi dans le pouvoir du style et dans la nécessité d’atteindre au Grand Art. Ils savent qu’ils œuvrent dans un contexte difficile, instable, où l’art ne peut plus se targuer de proposer les configurations formelles du meilleur des mondes à venir. Ou imposer, à nouveau, les messages expressifs d’une quête existentielle. Ils savent, en outre, qu’atteindre au style, au grand art, c’est courir le risque d’un formalisme qui s’accable dans ce qu’il peut subsister, aujourd’hui, du grand décor. Ou pire celui de sombrer dans le design ou dans ce que les revues de décoration qualifient d’Arty. Ils s’emploient, tous, différemment, à redonner corps à un art qui condense tous les pouvoirs de la peinture du passé pour, tout en les portant au-delà des savoirs et des non-savoirs - je cite ici Frank Stella -, s’assurer de leur propre « victoire sur le passé », comme le voulaient les cubo-futuristes russes.
À propos de la composition de l’exposition
Artistes invités :
Sarah Braman, Pedro Cabrita Reis, Franck Chalendard, Helmut Dorner, Helmut Federle, Christian Floquet, Günther Förg, Pia Fries, Bernard Frize, Peter Halley, Olaf Holzapfel, Callum Innes, Anne-Marie Jugnet + Alain Clairet, Sadie Laska, Jonathan Lasker, Ken Lum, Frederic Matys Thursz, Pascal Pinaud, Frédéric Prat, Roland Quetsch, Bruno Rousselot, Kate Shepherd, Claude Tétot, Gérard Traquandi, Mitja Tušek, Wallace Whitney, Michael Williams.
Cette exposition ne saurait prétendre à l’exhaustivité. Mais les œuvres des artistes choisis nous semblent constituer un juste panorama des abstractions contemporaines. Nous avons retenus ces artistes parce que tous ancrent leur travail, leur art, leur quête anxieuse de cette dynamique picturale que dit Frank Stella dans une maîtrise parfaite de leur pratique – ce qui leur permet de la « jouer », de la remettre en question, comme pour « repartir chaque fois à zéro ».
Certes, d’autres artistes pourraient y figurer dont les œuvres n’y sont pas montrées. Nous ne pouvons dans ce domaine rivaliser avec un musée. Seul un musée pourrait traiter précisément le thème que nous abordons dans cette exposition. Nous ne pouvons même pas prétendre décrire un « moment », une situation présente de l’abstraction ou des abstractions contemporaine(s) comme Éric de Chassey et Camille Morineau avaient su si excellemment le faire, en 1997, pour le musée d’Art moderne de Saint-Étienne. Mais, telle quelle, composée d’œuvres majeures d’artistes déjà célèbres et de quelques autres qui sont en chemin de l’être très vite, cette exposition rend bien compte de la présence, dans la jungle de l’art actuel travaillée par un marché implacable, où nombre d‘institutions se débattent avec une multiplication de tendances éphémères, une multiplication plus prolifique que celle des pains aux noces de Cana, de repères, d’étoiles fixes orientant qui se fraye son chemin, La Ligne passée, dans les terrae incognitae de l’art contemporain.