Phillip King

17 septembre - 19 novembre 2022

Phillip King

17 septembre - 19 novembre 2022




 

Phillip King est né en 1934, à Kheireddine, non loin de Carthage, en Tunisie. Après la guerre, en 1946, sa famille regagne l’Angleterre et s’installe à Londres encore marquée des stigmates du blitzkrieg stratégique menée par les Allemands. Sa scolarité à la Mill Hill School terminée, il effectue son service militaire au Royal Corps of Signals, en Angleterre, puis, parce que parlant français, à Marly-le-Roy, non loin de Paris. Il fréquente assidûment le Louvre où il dessine des sculptures classiques. À Paris, il rencontre Vantongerloo. Libéré de ses obligations militaires, il entreprend des études de langues modernes, français et russe, au Christ’s College, où Anthony Caro étudia lui aussi. À Cambridge, tout en dessinant, il s’essaie à la sculpture. Bien décidé, malgré des expériences décevantes, à étudier et pratiquer cet art, il se rend, à la suite des indications données par un libraire, à St Martin-in-the-Fields. La première personne qu’il y rencontre est un des enseignants, Anthony Caro, dont il va suivre les cours. Il y enseigne à son tour puis devient l’un des assistants de Henry Moore, comme le fut Caro. Bénéficiaire d’une bourse, il voyage en Grèce tandis qu’Anthony Caro séjourne aux États-Unis où il se lie d’amitié avec Clement Greenberg et David Smith que Phillip King rencontrera, un peu plus tard, au Bennington College. De retour en Angleterre, Anthony Caro invite Phillip King à voir ses derniers travaux qui vont inciter ce dernier à accélérer la mutation de son travail, à abandonner le modelage de la terre glaise, à user de nouveaux matériaux et à œuvrer à une plus grande échelle. La découverte de la nouvelle peinture américaine l’y portait déjà. Comme il l’a dit à Samuel Gross : « Tout le jeune monde artistique anglais de cette période était pris par cette nouvelle peinture. » Une profonde évolution de la sculpture devenait, pour lui, urgente. Elle s’imposait comme nécessaire, indispensable, pour nombre d’élèves de l’atelier d’Anthony Caro, désireux de maintenir vivante l’extraordinaire effervescence qu’avait connue, tout au long du XXe siècle, une sculpture anglaise, peut-être bien plus novatrice que la peinture insulaire, depuis l’arrivée à Londres de Jacob Epstein – qui encouragea et soutint Henry Moore –, d’Henri Gaudier- Brzeska puis de Naum Gabo. 

Tout en reconnaissant ce qu’il devait à une tradition forgée, pour lui, par l’exemple de la Grèce classique, de la sculpture gothique de Reims, de Rodin, de Moore et de Hepworth, il s’en départit assez vite. Et ce, bien différemment d’Anthony Caro, de William Tucker ou de Tim Scott. Une œuvre comme Untitled I, 1961, semblant reprendre les formes sensuelles du biomorphisme abstrait de Moore, se pose au sol à l’aide d’un piétement en angle ouvert, en bois ordinaire, tout comme Drift, 1962, dont la rondeur en plâtre est légèrement exhaussée et étayée par un même dispositif. Window, 1960-1961, réalisée totalement en plâtre, fait encore plus nettement, presque ironiquement, allusion aux entours blancs des évidements circulaires et ovoïdes de Barbara Hepworth et aux trouées de Henry Moore, mais l’ouverture oblongue que King y ménage, radicalement géométrisée, est dans sa vacuité comme un rappel des pans coupés, nettement tranchés, de certaines sculptures de Moore. La mutation s’accomplit avec Declaration, 1961, faite en particules de marbre, agrégées en formes géométriques simples et élémentaires : deux dalles rondes, deux pavés carrés, deux formes en X, réunis en « brochette » par une tringle en acier. Cette œuvre résolument abstraite manifeste, en même temps, son existence autonome jusqu’à se rapprocher de cette solitude « existentielle » exprimée pleinement par la Femme au chariot, 1945, de Giacometti. Phillip King, lecteur assidu de Camus, aboutit à sa manière, en sculpture, à une sorte de visée phénoménologique assimilable à celle qu’établit, à l’exemple de Cézanne, Merleau- Ponty, lequel influencera cet improbable minimaliste qu’était Robert Morris. Phillip King à cet égard a été très explicite : « De telles sculptures ne s’imposent pas [...] elles nous invitent tout simplement à être en leur présence. » Et d’ajouter : « Elles sont là dans le même espace que nous tout autant qu’elles sont aussi ailleurs. Cette séparation est tout aussi physique que mentale. » D’où son souci du volume, de la gravité, de la place au sol, encore plus sensible dans quatre œuvres de forme conique : Rosebud, 1962, Gengis Khan, 1963, présentée en 2016 à Foetz par la galerie Ceysson & Bénétière, Through, 1965, montrée à l’exposition du Jewish Museum, en 1966, Primary Structures et, tout aussi simple dans sa « complication » – au sens de la terminologie horlogère – dont fait ostension sous son intitulé magnifique, And the Birds Began to Sing, 1964/2018, présentée dans notre exposition. Cette importance du « placé au sol » va, pour Phillip King, lecteur de Heidegger, avec d’une part l’importance de l’élévation, mais en récusant un empilement de formes à la Brancusi, et d’autre part la nécessité de la légèreté, de ce flottement des choses, caractérisant de telles œuvres comme le lui a dit Caro. D’où le choix de matériaux non conventionnels, légers, flexibles, de minces tôles d’acier et des feuilles de fibre de verre. Comme il l’a confié à Samuel Gross : « La sculpture anglaise, peut-être en comparaison de la sculpture américaine, a voulu trouver (sans ignorer la gravité) le poids, une élévation de la matière, un moyen de rendre tout plus léger, de faire oublier la pesanteur. » La précellence accordée à la surface suit bien davantage la leçon de Matisse qu’elle n’obéit aux directives de Greenberg : elle fournit à l’œuvre une peau renouvelable, un fard, la dématérialisant en évitant l’abandon à la domination des contraintes de la matière et des textures. Mais, s’il est attentif à l’usage très flashy des sculptures d’Eduardo Paolozzi et surtout au colorisme de Frank Stella – quoique l’addiction de ce dernier à un illusionnisme baroque soit à l’opposé de ses intentionnalités –, il s’en démarque radicalement. Comme il le fait avec les monochromies exploitées par Anthony Caro. Il y a, cependant, avec ce dernier, comme une sorte de partage du champ en expansion de la sculpture : l’un privilégie l’intérieur, le squelette structurant, l’horizontalité, l’autre l’élévation, la surface, et une dilection pour la couleur dans la lumière. Mais tous deux éprouvent ce besoin d’un placement dans le paysage, dans la nature, vécue, parcourue, accompagnant de sa force celle de l’artiste. Disposées dans le paysage les enveloppant, leurs œuvres récusent l’orthogonalité industrialiste à la Mondrian et les limitations d’une vue de face, d’une vue d’affrontement. Le refus du collage, très clairement affirmé par Phillip King, au profit du montage et de l’assemblage, s’il est révélateur de l’intérêt qu’il porte à Tatline, exclut cependant toute attirance pour un constructivisme productiviste. À l’opposé de toute tentation conceptualiste, les œuvres récentes en attestent fortement, il y a toujours eu, chez Phillip King, cette dilection du « fait à la main » artisanal, à l’atelier, propre à une tradition anglaise – y compris, aujourd’hui encore, dans la fabrication d’automobiles – qui entend bien ne pas se délester de William Morris... 

Kynaston McShine a été bien inspiré, en adjoignant, en 1966, aux artistes américains que l’on ne rassemble pas encore sous la bannière du Minimal Art, Anthony Caro et des jeunes artistes anglais, pour la plupart issus de l’atelier de ce dernier : Phillip King, William Tucker, Tim Scott, David Annesley, Michael Bolus, entre autres, dans cette exposition fondatrice qui chamboula et secoua le quiet ronronnement de la scène artistique internationale : Primary Structures: Younger American and British Sculptors, présentée au Jewish Museum à New York. C’est peut-être bien la découverte des œuvres de ces British Sculptors qui inspira à McShine l’idée et la tenue d’une telle exposition. Leurs œuvres avaient déjà été rassemblées lors de la seconde mouture d’une exposition de peintures et de sculptures, The New Generation: 1965, présentée à la Whitechapel Art Gallery, Londres. La New Generation Sculpture, en fait l’école d’Anthony Caro, témoignait, à l’instar des Beatles, d’un changement profond des comportements et des aspirations qui, en pleine guerre froide, attestait que l’après-guerre était terminé et que les performances et les prestations des Nouveaux Réalistes français n’avaient pas vraiment transformé les paradigmes de la sculpture européenne et internationale... 

On peut deviner la surprise des visiteurs découvrant alors des sculptures telles que Tralala, 1963 et son élancement à la Brancusi renonçant à la fois à l’empilement et au bloc. Les œuvres des années 1960 de Phillip King fixent les données, avec celles d’Anthony Caro, de la sculpture à venir. Il faudrait s’arrêter longuement sur nombre d’entre elles. Slant, Slit, Nile, par la répétition d’une même lame d’acier pliée, forment des assemblages différenciés. Leur étendue horizontale est déterminée par le nombre de lames d’acier utilisées. C’est cette étendue qui souligne leur élévation et le délinéé de leur « plan - surface » posé au sol. L’alternance parfois de la colorisation, blanc/rouge, par exemple, des lames induit la rythmique du cheminement du spectateur. Celui-ci est invité à un « passage au long », à un parcours, à une promenade colorée, à des arrêts et à des bougés. Alors s’allient, se conjuguent, sculpture et nature. Comme avec Green Streamer, 1970 dont les jeux de pliage et de dépliage – qui rappellent les étonnants et très démonstratifs soulèvements et mises en relief de figures géométriques des Éléments de géométrie d’Euclide préfacés par John Dee – laissent prévoir une extension « paysagère » horizontale par assemblage de métalliques origamis... 

Au seuil des années 1970, les constantes déterminantes de l’art de Phillip King semblent bien établies, même s’il s’est toujours appliqué à les mettre en question, à rebattre si j’ose dire les cartes. Mais la plus remarquable de ces constantes nous retourne à une dialectique propre à un art anglais fait souvent par des artistes venus d’ailleurs – Phillip King en fait le constat et d’abord à son propos – s’adonnant, dans la mise en exergue de leur insularité, à un jeu de navette entre la sculpture, au sens donné par Clement Greenberg à la peinture, et la statuaire. Mais c’est une autre histoire... 

Un saut est nécessaire en forme « d’un pour mémoire ». Phillip King s’est toujours employé à des développements inattendus des constantes auxquelles s’adossent toujours ses expériences. 

Je ne m’y attarderai pas, bien que plusieurs séries d’œuvres méritent d’être considérées avec plus d’attention et de crédit qu’on ne leur a accordés : je pense à des sculptures très architecturées, à des sculptures très totémiques en aluminium comme Diamond, 1974-1975, dont nous montrons la maquette, 1973, mais aussi à des œuvres brutalistes, délibérément frustes, rudes, faites d’assemblages de blocs de bois non équarris, à peine épannelés, d’ardoises et de lourdes plaques d’acier comme Within, 1978-1979. La précellence est donnée dans de telles pièces à la masse et au poids des matériaux. Suivront des sculptures en bronze et des œuvres frôlant une figuration un peu surréaliste évoquant Chirico et les juxtapositions d’objets « métaphysiques » des Novecentisti. Mais l’acier, la fibre de verre, n’en restent pas moins le plus souvent utilisés. Et dans les maquettes, Phillip King a eu souvent recours aux résines et au polyuréthane voire, même, pour de grandes pièces apparemment très massives et lourdes – déjouant ainsi la capacité de gauging de l’œil expérimenté dont Michael Baxandal, a doté les Italiens du Quattrocento – comme dans Watching Green, 1993-1994... 

Mais, très vite, s’amorce un retour à la couleur qui va entraîner le recours à une polychromie plus intense et plus vibrante dont nombre d’œuvres récentes, montrées dans l’exposition de la galerie, portent témoignage comme Colour on Fire, 2017 et son étonnante matérialité mariant le polyuréthane et le polycarbonate. Deux blocs cubiques se confrontent à deux plaques perforées, l’une dressée, l’autre comme s’amollissant, telle une tranche de fromage de l’Emmental, comme pliée sur l’arête du bloc la soutenant. Le placement de cette œuvre exige carrément un espace presque clos et intensément coloré. Statuaire et sculpture se condensent alors dans une monumentalité commémorative à la fois ironique et sévère. Cette quête de monumentalité est évidente dans la plupart des « maquettes » montrées dans l’exposition de notre galerie luxembourgeoise. Une œuvre comme Rapanui Queen, 2019, est à cet égard remarquable. Elle regroupe, pour une vue frontale, trois formes dressées dont l’une, minimaliste, est semblable à un encadrement de porte d’un mastaba vide. Les deux autres relèvent d’une abstraction plus anthropomorphique. On songe, évidemment, en face de ce groupement, aux associations frontales de figures de Max Ernst, de Henry Moore et à deux groupes de figures de Barbara Hepworth – mais, ici, la polychromie leur donne un statut de mise en ostension tout aussi allusif à certains groupes de statues antiques qu’aux totems kwakiutl... 

On notera que les œuvres récentes se tiennent à distance de l’origami des jeux de pliage et de dépliage qui, lorsque nous sommes confrontés aux œuvres de Phillip King, nous incitent à y déceler une étonnante propension à la construction d’une architecture ouverte. Elles nous rappellent certaines spéculations de Francesco di Giorgio Martini, mais, dans le même temps, des édifices en ruine, mais des ruines idéalement réaménagées et restaurées. Comme en attente de la Renaissance offerte, en germe, par une sculpture toujours novatrice dans sa projection « moderniste ». Comme les présentations des vestiges de Carthage auxquelles nous laissent souvenir Declaration et mieux encore Span. Mais il nous faut, alors, suggérer que Span, 1967 – parce que conçue comme une installation – et mêmement nombre d’autres pièces de Phillip King, peuvent tout aussi bien nous évoquer les pierres levées des temps d’avant l’histoire. Et les dispositifs énigmatiques de leur assemblement, ceux de Stonehenge et d’Avebury, dans le Wiltshire, lesquels intriguèrent tant Paul Nash. Mais Phillip King n’a jamais succombé à une mélancolique déréliction. Il s’en est tenu à distance, mais, peut-être, ces établissements préhistoriques lui ont-ils fourni les fondements de la présence existentielle d’une statuaire sculpturale esquissant le futur d’un Forever Now

Bernard Ceysson 


 




Artiste de l'exposition : Phillip King


Informations Pratiques

Ceysson & Bénétière