Nancy Graves

Same twice

21 mars - 11 mai 2024

Nancy Graves

Same twice

21 mars - 11 mai 2024




 

"Ce qui m'intéresse, c'est de faire de l'art à partir de ce qui a été de l'art, autrement dit, d’éclats d'art".1

Dans la célèbre évocation qu’il fait de l'ange de l'histoire dans Sur le concept de l’histoire (9ème concept), Walter Benjamin se réfère à un tableau de Paul Klee intitulé "Angelus Novus", qu'il interprète comme un ange se dirigeant vers l'avenir tout en regardant les débris du passé, « une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds». Dans son cinquième concept, Benjamin décrit le passé comme une "une image qui surgit et s’évanouit pour toujours au moment où elle s’offre à la connaissance". Et dans le sixième, il précise que « faire œuvre d’historien ne signifie pas "savoir comment les choses se sont réellement passées" (Ranke). Cela signifie s'emparer d'un souvenir tel qu’il surgit à l’instant du danger » .2


Les peintures de Nancy Graves comme ses déclarations artistiques témoignent d'une préoccupation similaire pour les vestiges du passé et la manière dont ses images fournissent au présent les documents d'une civilisation à reconnaître. Le même principe s'applique aux vestiges de son art - qu'elle appelle des éclats d'art - et à l'art des civilisations passées, qu'elle collecte soigneusement sous la forme de documents photographiques, de matériel d'archives et de dessins de recherche. De nombreux dossiers et archives de la Fondation Nancy Graves témoignent de son habitude de collecter des images et des objets d'art préhistorique, en particulier des dessins rupestres géométriques et symboliques des quatre coins du monde. On y trouve également beaucoup de documents relatifs à des images tirées d'observations scientifiques de l'espace - planètes, lune et terre – prises par satellites, télescopes ou autres outils de mesure, que Graves observait avec attention et utilisait avec habileté à des fins poétiques.

La pratique de la "citation visuelle" - qu'il s'agisse d'images trouvées ou de son travail, permettant un processus d'auto-référencement - met au jour une constante méthodologique dans son travail, à savoir la répétition et la variabilité 4.  Une autre constante de son travail est l’usage d'images cartographiques comme outils conceptuels lui permettant de combiner abstraction et figuration à l’intérieur d’une image stratifiée aux allures de palimpseste. À propos des références visuelles de ces peintures réalisées à partir de cartes, Nancy Graves a déclaré : "Ce ne sont pas les images de quelqu'un d'autre ; elles sont réalisées par des machines. [...] Elles sont issues de la collectivisation de la culture. [...] Elles appartiennent à tout le monde. [...] Elles sont générées par des ordinateurs. [...] Par des systèmes que nous avons mis en place ; elles ne proviennent pas de leur objet. [...] Il s’agit d’abstraction"5.  Cette qualité impersonnelle et non-subjective du matériel de référence, le fait qu'il n’adopte pas de perspective humaine, nous est incontestablement très familier à l'ère du GPS, de Google Maps et des images de plus en plus sophistiquées que les télescopes numériques transmettent depuis l'extérieur de notre système solaire, dans leur quête pour documenter l'histoire de l'univers. Mais cela était tout à fait étrange et unique à l'époque où Nancy Graves réalisa ces tableaux, tous pareillement dépourvus d'horizon et basés sur une association de motifs géométriques rappelant des coordonnées géographiques et des formes colorées évoquant des symboles archaïques et des interprétations technologiques de terrain. 

Ces images à l’esthétique hybride étaient étrangement prémonitoires de notre ère de l'intelligence artificielle et des images générées par des machines. Nancy Graves était fascinée par les images invisibles à l'œil humain :"On ne peut pas voir à 300 km dans l'espace. Il faut une machine avec une lentille capable d'enregistrer, ce qui est en soi incroyable"6.

 À travers sa fascination pour les technologies et la data, Nancy Graves exprime une capacité à l’émerveillement qui est le trait d’union entre philosophie, poésie, art et science, une sensibilité commune qui précède l'ère moderne et sa spécialisation. Toutes ces disciplines sont animées d’une quête de la "nouveauté" - la création de nouveaux mondes. C'est aussi le sens et la finalité de l'art selon Gilles Deleuze, un philosophe qui a théorisé le concept de répétition "comme activité créatrice de transformation"7, qui s’applique particulièrement bien à l'œuvre de Nancy Graves. Dans ce sens, Same Twice (1975-76), le tableau qui donne son titre à cette exposition, apparait comme emblématique. Il s’agit d’un double tableau que l'on pourrait qualifier de diptyque, si son asymétrie ne le distinguait des tableaux traditionnels en deux panneaux. Ici, les deux toiles se rejoignent sur un côté, la partie gauche étant plus grande que la partie droite. Ce qui, à première vue, apparaît comme une composition exubérante de gestes abstraits et de formes géométriques peintes dans des couleurs vives, à y regarder de plus près, révèle un jeu de comparaisons répliquées à différentes échelles dans les deux toiles. Par exemple, nous voyons une série d'images rectangulaires peintes en jaune et vert en bas à droite de chaque toile, qui s'avèrent être la même séquence d'images satellites décrivant probablement des schémas météorologiques. Des taches similaires provenant d'images satellites apparaissent à différents endroits de la toile de droite faisant écho à des motifs moins définis et plus gestuels présents sur la toile de gauche. Plus précisément, le rectangle vaguement dessiné avec des marques orange au milieu situé sur le bord gauche du panneau gauche et coupé par une ligne diagonale nette, trouve son pendant dans le rectangle plus nettement défini que l’on voit sur le bord gauche du panneau droit, dans lequel des motifs inspirés de données magnétiques provenant d'images satellites sont rendues dans une gamme de teintes orange, rouges et noires - y compris le bruit statique sur certaines des petites taches de couleur.    

L'échelle change, comme si la toile de droite figurait le détail de son pendant de gauche, tout en apparaissant en même temps plus petite, déjouant ainsi les attentes qui associent le zoom à des gros plans de la zone observée. On pourrait relier un grand nombre de ces références visuelles au matériel photographique réel que Graves a collecté dans des magazines et des livres. Les échantillons de couleurs verticaux sur le panneau de gauche font référence au nuancier utilisé pour la photographie d'œuvres d'art. Selon les propres termes de Nancy Graves : "cela a à voir avec leur emplacement en termes de composition. C'est une autre sorte de mesure"8.

Un processus similaire est à l'œuvre dans Reverse (1975-76), une autre peinture à deux panneaux présentée dans l'exposition. Ces toiles empilées verticalement produisent un effet spectaculaire par leurs motifs et le choix d'une rotation horizontale. Elles apparaissent reliées par un mystérieux motif de lignes sinueuses sombres évoquant à la fois des graffitis préhistoriques, les lignes bathymétriques sur des cartes océaniques, et les calmes utilisés dans les vitraux. Une clé d’interprétation de son sujet est fournie par une lithographie datant de la même époque intitulée National Air and Space Museum Silkscreen et commissionnée par le National Air and Space Museum de Washington, DC, en 1975, ayant servi de modèle à cette peinture. Celle-ci reprend les mêmes formes et la même palette de couleurs, mais dans un registre plus lisible et plus net. On décèle dans la lithographie « un certain nombre d'images de la terre, avec de brusques changements d'échelle et d'orientation, soulignant le fait qu’elles proviennent de données captées par de multiples satellites infrarouges et météorologiques. Ainsi, un grand panorama de la côte atlantique des États-Unis, de la Virginie au Maine, est représenté par une grande forme blanche descendant en diagonale depuis le coin supérieur gauche, tandis qu'une vue plus rapprochée, ressemblant à un patchwork de terres agricoles, domine la moitié inférieure de la lithographie». Dans cette peinture, on reconnait clairement la même composition représentée sur le panneau inférieur reflétée sur le panneau supérieur. Quant au choix de certaines images de référence, Nancy Graves avait déclaré : « elles doivent s'adapter au processus sélectif. L'art est le processus primaire. Très souvent, en peinture, le matériau donne quelque chose en retour. Les premières décisions relatives au contenu subiront des changements inattendus dans la forme ou dans le style. Mais le contenu doit s'adapter à mon intention, qui est avant tout de créer une nouvelle façon de voir »10.

Ici et dans d'autres oeuvres de l’exposition - et dans l'impressionnante production artistique de Nancy Graves, interrompue par sa mort prématurée à l'âge de 54 ans - la répétition de formes, de motifs et de références visuelles montre encore et toujours que le "même" ne peut jamais être identique, mais toujours une traduction, tout à la fois littérale et métaphorique. Ce sont des témoignages visuels de « cette petite différence » que, selon Deleuze, l'art a le pouvoir d'injecter dans notre vie quotidienne, toujours plus « standardisée, stéréotypée, soumise à une reproduction accélérée d'objets de consommation »11.  Allant contre la surcharge d'objets et d'informations qui définissent notre vie contemporaine – davantage encore aujourd'hui qu'au moment de la création ces peintures - Nancy Graves restaure notre perception visuelle en insérant la vie quotidienne dans l'art, et ce, avec des moyens purement picturaux, de sorte que la répétition n'équivaut jamais à une reproduction mécanique ou à une mimesis, mais génère toujours des variations capables de produire du "nouveau" - des mondes possibles toujours en devenir, crées à partir de la recomposition infini d’éclats et de reste de civilisations présentes et passées, vers un monde futur encore invisible.

Simonetta Moro, January, 2024. 

© Nancy Graves Foundation, Inc / Licensed by ARS, New York, NY


 1“Entretien avec Nancy Graves”, par Thomas Padon, New York City, février-juin 1992. Dans Thomas Padon, Nancy Graves: Excavations in Print, A Catalogue Raisonné (Harry N. Abrams, Inc., 1996), p. 44.

2 Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2013. 


3 Ibid


4 Comme elle l’explique dans sa conférence de 1979 tenue à Skowhegan : “Cela a à voir avec la variabilité et la répétition, un thème de ma sculpture précédente. C’est une image que j’avais d’abord réalisé à la cire et ensuite refait en bronze d’une manière différente en 1978. Elle s’intitule Evolutionary Graph.” (“Nancy Graves Lecture at the Skowhegan School of Painting and Sculpture”, 1979. Retranscription de l’enregistrement provenant du Skowhegan Lecture Archive, courtesy de Christina Hunter).


5  Conférence de Skowhegan.


6 Ibid.

 7 “Repetition”, Adrian Parr. Dans The Deleuze Dictionary d’Adrian Parr, deuxième édition (Edinburgh University Press, 2010), p. 226.

8 Conférence de Skowhegan.

9 Padon, Nancy Graves: Excavations in Print, A Catalogue Raisonné, p. 18.

10  Extrait d'un entretien avec Joan Seeman, New York, 6 juin 1979, cité par Linda L. Cathcart dans Nancy Graves : A Survey, 1969/1980, Albright-Knox Art Gallery (Buffalo, New York, 1980), p. 22.

 11 Gilles Deleuze, Difference and Repetition. Traduction par Paul Patton (Continuum, London and New York, 2001), p. 293.

 




Artiste de l'exposition : Nancy Graves


Informations Pratiques

Ceysson & Bénétière
23 rue du Renard
75004 Paris

Horaires:
Mardi – Samedi
11h – 19h
T: + 33 1 42 77 08 22