Rémy Jacquier

Tableaux d'une exposition

27 janvier - 26 février 2022

Rémy Jacquier

Tableaux d'une exposition

27 janvier - 26 février 2022




 

Al Imanû Bil Ghaib[1 ]

 


L’art de Rémy Jacquier ne donne pas à voir. Là n’est pas sa recherche. Il peut paraître très inattendu d’un artiste de ne pas s’attacher à faire voir comme nous pouvons nous y attendre de toute pratique artistique. Cependant, à en croire Michel de Certeau, « Voir est dévorant. […] Les peintres savent le danger. Ils jouent avec ce feu. […] Il y a ceux qui combattent la clarté en y jetant des ombres. Mais parmi les peintres, il y a également les captifs de la passion de voir ; ils livrent les choses à la lumière et ils les perdent, naufragées dans la visibilité. Au fond, nous sommes tous des peintres, même si nous ne construisons pas des théâtres où se déroule cette lutte entre le voir et les choses. Certains résistent à cette fascination vorace ; d’autres n’y cèdent qu’un moment, saisis d’une vision qui ne sait plus ce qu’elle perçoit ; beaucoup se hâtent – inconscients ? – vers l’extase qui sera la fin de leur monde. » [2]. 


Où se situe l’œuvre de Jacquier entre la fascination du voir et la lutte contre les choses vues ?

 

Avec cette nouvelle exposition nommée par l’artiste avec ambiguïté, comme à son habitude, Tableaux d’une exposition[3], l’œuvre se donne comme le théâtre d’une lutte entre le voir et les choses. Dans le cas qui nous préoccupe, les choses à voir disparaissent en maquette pour réapparaître en photo. Les maquettes – à supposer qu’elles soient maquettes – naissent d’un texte mis au jour par un processus d’archéologie inversée en empruntant le chemin du braille. En effet, l’artiste « relit » un texte de Diderot[4] en le soumettant à une variation résumée en quelques lettres B-O-U-C-H-E-R-A-D-I-N-F-G ; ces dernières étant la contraction des noms des artistes, objets du commentaire du philosophe : Boucher, Baudouin et Fragonard. Chaque objet-maquette présente une variation sonore possible mise en volume après un passage par l’écriture en braille. Nous disons bien sonore et non visuel. Car il ne s’agit pas pour l’artiste de voir, mais d’entendre des volumes, comme il exige de nous de regarder des sonorités à la manière d’un synesthète[5]. Et si la maquette au mur fait disparaître le volume, les photographies, au mur elles aussi, creusent le volume à nouveau dans une fiction d’exposition. Une ritournelle[6], étrangement non répétitive, trouve ainsi son rythme entre un réel qui se dissimule au regard et une fiction qui donne l’illusion d’un réel. Ainsi, l’artiste continue le chemin qu’il entreprit dès ses premiers dessins à la quête d’un monde où les choses à voir disparaissent pour laisser place à ce qui est de coutume d’appeler dans la philosophie musulmane et arabe Al Ghaib[7]. Il y est question de ce qui échappe à la perception tout en n’excluant pas son existence. Autrement dit, l’exacte opposition à l’incrédulité de Saint Thomas. 


Al Imanû Bil Ghaib serait-il la quête de l’artiste ? Le concept est fondateur de la pensée de l’Islam qui précise que le visible n’est jamais tangible. Et je dirai qu’il existe une préhistoire aux choses vues ; ces dernières restent emprisonnées dans le récit de leur histoire. Ainsi, l’ordre des choses est, pour le dire avec Averroès « [d’] extraire l’inconnu du connu »[8]. Mais à la différence de la quête du philosophe, l’artiste sollicite au-delà de la raison une pensée que nous qualifierons d’une totalité mnémonique. Il nous est facilement compréhensible qu’en usant des mots, nous sollicitons toute la communauté de langue qui nous a précédé ; et qu’en portant une ligne sur une feuille vierge nous appelons à la mémoire la totalité des lignes qui précèdent depuis les peintures rupestres si ce n’est plus loin encore dans le temps passé.  


Mais avec l’art de Rémy Jacquier il y a d’autres formes de mémoires inconnues – peut-être de lui aussi – qui entrent en jeu pour élargir le langage à l’extérieur de la communauté humaine. Ce qui vient à la surface du dessin, ou se trame dans les labyrinthes des « maquettes » n’est pas seulement le résultat d’une préhistoire de l’humanité, mais bien d’un espace qui ne contenait pas de temps. Un ailleurs que seul « un instant avant le monde »[9] pourrait qualifier : un labyrinthe sans temporalité où la totalité - humaine, animale, végétale, minérale - se donne rendez-vous avant d’être. 


Un labyrinthe sans le temps où l’espace échappe encore à la perception. Voici bien une tentative de définition de ce qui s’entremêle et se démêle dans une œuvre commencée depuis les années 1990 sous les auspices de la synesthésie d’une part, le dessin est volume, le volume est musique, la musique est couleur et ainsi de suite. Et d’autre part, l’intrigue de lieux sans espace et sans temps. L’artiste travaille à échapper à la fascination qu’exercent sur nous les choses à voir. Il vide le monde de ses totems visuels pour le découvrir et enfin donner au regardeur la possibilité de rencontrer le « VOIR ». 


Abdelkader Damani



[1] Nous traduirons cette phrase fondatrice de la pensée de l’Islam par : croire à l’indicible. Le mot Indicible à entendre à l’éclairage de sa définition « Qu’on ne peut caractériser par le langage » Le Petit Robert. 

[2] Michel de Certeau, la faiblesse de croire, Paris, Seuil Coll. Essais, 1987, p. 308

[3] Le titre fait référence à une « série de dix pièces pour piano » entrecoupées de « promenades », composées par Modeste Moussorgski en juin et juillet 1874. L'œuvre est dédiée à Vladimir Stassov.

[4] Denis Diderot, Fêtes galantes, salon de 1759 – le texte porte sur les œuvres de Boucher, Baudouin et Fragonard. 

[5] Nom féminin, Étym. 1865 du grec sunaisthêsis « perception simultanée ». MÉD. Trouble de la perception sensorielle caractérisé par la perception d’une sensation supplémentaire à celle perçue normalement, dans une autre région du corps ou concernant un autre domaine sensoriel. In Le Petit Robert, version numérique

[6] Court motif instrumental mis en tête d’un air dont il annonce le chant, ou mis à la fin pour imiter ou assurer la fin du même chant. In Littré, dictionnaire de la langue française, 1873 – 1874, version numérique. 

[7] Le mot Al Ghaib englobe une pluralité de sens. Outre l’indicible que nous avons déjà cité, il prend, dans la pensée de l’Islam, la signification de ce qui est caché ou dissimulé, mais aussi ce que l’intelligence humaine ne peut percevoir de manière instinctive ou d’évidence. Denise Masson (1901 – 1994) dans sa traduction du Coran livre une autre signification : Mystère. 

[8] Averroès, Discours décisif, Paris, Flammarion, 1996, p. 105 -traduction de Marc Geoffroy.

[9] Un instant avant le monde fut le titre que nous donnâmes à la première Biennale d’art contemporain de Rabat dont nous avons assuré le commissariat en 2019.


 




Artiste de l'exposition : Rémy Jacquier


Informations Pratiques

Ceysson & Bénétière
21 rue Longue
69001 Lyon

Horaires:
Mardi – Samedi
11h – 18h
T: +33 4 27 02 55 20