Tania Mouraud

Flashback

20 octobre - 03 décembre 2022

Tania Mouraud

Flashback

20 octobre - 03 décembre 2022




 

Tania Mouraud, une écharde dans la gorge 

Les nyctalopes le savent et ne contrediront pas Jean Rouzaud : « les clubs sont des laboratoires de recherches »1. Dans son livre publié en hommage aux années Palace (1978-1983), l’ancien membre fondateur de Bazooka décrypte ses souvenirs d’un lieu mythique qui hante toujours les nuits parisiennes. « Les fêtes du Palace, la magie, le carnaval, l’excitation et le culte de la nuit, de la danse... En réalité, disons-le car c’est déterminant: les frustrations du gauchisme avaient enfanté une génération qui voulait tout casser. Punk, mais aussi retour au glamour, à la superficialité, l’apparence, la mode... Tout ce que les grands frères avaient voulu enterrer. Tout le démarrage des années 1960 : de Mary Quant à Vidal Sassoon, les Mods, Carnaby Street, le psychédélisme dandy, Pierre Cardin et Paco Rabanne. Un mouvement d’expression et d’attitude mort dans l’oeuf, étouffé sous la chape de plomb des idéologies. Des désirs à rattraper. » Dans cette salle aux néons new wave et aux lasers techno, « à la fois Star Wars et disco, mais design », les stars fricotaient avec les artistes branchés, les petites frappes, les punks, les travestis, les modernes, la jeunesse dorée, les amoureux de la fête et des costumes. Heureux, malheureux, riches ou pauvres mais toujours bien chaussés. « La fête pouvait être plus importante que la vie même. La vie nocturne l’emportait sur le jour, les réalités. Le Palace ne fut ni une illusion, ni une fuite. Juste un havre de paix, de bonheur, de joie partagée et d’envie de vivre. (...) La puissance du spectacle l’emportait. On pouvait encore croire qu’une révolution sociale allait se faire doucement. Un pacte de non-agression. » 

Flash Dance. Au début des années 1980, le laboratoire de Tania Mouraud faisait nuit blanche le mercredi soir, lors des soirées gays du Palace. Pendant six mois, l’artiste y réalisait ses expériences de peintures photographiques - NI peinture, NI photographie -, ambiance théâtre de l’absurde à la Ghelderode. Presque inaperçue en 1981 au studio 6 6 6 avec Alain Fleischer et Xavier Veilhan, cette série Made in Palace est aujourd’hui mise à jour par l’artiste pour son exposition Flash Back chez Ceysson & Bénétière à Paris. Les tirages sont désormais numériques, la texture plus granuleuse, effet pointillé. Mais Tania Mouraud précise direct, pour étouffer les fantasmes : cette série n’est pas un reportage sur le Palace et le name dropping associé à la légende de ce lieu ne l’impressionne pas. À l’inverse des photographes connus pour avoir flashés les visages mondains de l’époque, Tania Mouraud travaillait avec son Olympus grand angle, en vitesse lente et pellicule 200 ASA. Alors dans la lumière noire des nuits vitaminées, l’objectif s’ouvre comme les pupilles dilatées, le mouvement des images s’étire sur le négatif. « Je ne connais pas les psychotropes modernes », ajoute par surprise Tania Mouraud. « Ma génération, c’était les acides, la mescaline, le LSD. Les fêtes, ça peut être très beau, mais c’est toujours à la limite, c’est très triste. Je ne veux surtout pas romantiser le Palace, par contre les gens y étaient très beaux, ils étaient costumés. Le Palace me permettait de travailler en empathie avec des modèles qui surgissaient de manière instantanée. Je n’ai pas photographié le sordide, je cherchais l’onirisme. Je me retiens d’utiliser le terme ‘festif’ car on va croire qu’on s’envoyait en l’air, alors que ce travail se situe plutôt du côté de Bosch ou d’Egon Schiele. » Refusant la netteté souvent mensongère de la photographie, Tania Mouraud révèle une réalité floue et fugitive : la photographie n’est plus un arrêt sur image d’un moment de vie instantané, mais un souvenir perturbé, étiré, figé dans l’opacité. 

Négatif. Les photographies du Palace en annonçaient d’autres, celles des Vitrines et des Images fabriquées (1981-1985), celles des objets suspendus aux rétroviseurs intérieurs de voitures (1986-1988). L’artiste y repoussait autrement les frontières entre photographie et peinture, sphère 

publique et sphère privée, pour révéler ce qui se joue derrière, là où on ne regarde pas, aux frontières du réel. Une série du Palace qui annonçait aussi le travail de déformation et d’étirement que l’on retrouvera ensuite dans ses mots de formes réalisés à l’échelle des murs de la ville depuis 1989. Le langage est une forme plastique, déformé jusqu’à le rendre presque illisible, la typographie devient une sensation qui prime sur le sens immédiat. Autant de séries qui témoignent de la recherche d’une économie de moyen dans la production de Tania Mouraud qui expérimentait la rue comme territoire de création, comme sujet, comme inspiration. Cette recherche du dehors était déjà présente à la fin des années 1970 lorsqu’elle parasitait l’espace public avec son opération City Performance n°1, qui a fini d’assurer à l’artiste son indéniable street credibilité. Entre le 29 décembre 1977 et le 14 janvier 1978, Tania Mouraud piratait le paysage urbain de l’Est parisien en déployant le mot NI, typographie majuscule, sur 54 panneaux d’affichage publicitaire, taille 4x3m. Virulent manifeste visuel, ce cri muet, en noir et blanc, fut rendu possible par la complicité de l’annonceur Dauphin (qui a prêté les espaces) et du publicitaire Philippe Calleux (qui a imprimé les affiches). Dans le viseur de l’artiste, le bla-bla phallique du discours publicitaire, bras désarmant d’une société de consommation source de discriminations. En 1978, Tania Mouraud écrivait : « sortir de la galerie, du musée, des espaces obligés. Accepter les règles de la rue: lisibilité = redondance. (...) NI, opération sans suite ,NI teasing, ni publicité déguisée du ministère de la culture. Simplement une prise de position anonyme. Négation ultime, vérité absolue, disjoncteur universel utilisé par les logiciens occidentaux et les sages orientaux. » Et si jadis les pubards assuraient qu’avec moins de 400 affiches tout message publicitaire était réputé invisible pour le public, l’occupation textuelle de Tania Mouraud s’était pourtant hissée en seconde position dans les tests de mémorisation effectués ensuite sur public. 

La manipulation des photographies qui archivaient ces installations in situ (pour situationniste) ont ouvert ensuite ce que l’on pourrait appeler la « pensée en négatif » ou « par négatif » de l’artiste. Avec ses Words, ses Black Power et autres Black Continent, Tania Mouraud poursuit ses anciennes recherches sur les limites du langage et la puissance poétique et politique des murs. Le langage manipulé par l’artiste, façon bas-relief, prend alors de l’épaisseur (de 5 à 20 cm), il nécessite un effort pour devenir lisible. Le mur n’est plus un support, il devient mot (on retrouve ici la continuité des recherches effectuées avec la série des Art Spaces entre 1972 et 1974, où l’artiste s’intéressait au mur comme oeuvre, avec un processus de superposition textuelle sur bâche transparente). Un corpus de travaux qui questionne aussi la domination du noir dans la typographie qui nous entoure, et qui témoigne d’un positionnement clairement antiraciste de l’artiste, très sensible au mouvement des luttes des droits civiques. Pas à pas, l’art de Tania Mouraud devient une confidence difficile à saisir, un signe pictural, sculptural, un simulacre textuel. « Il ne s’agit pas en fait de répéter le monochrome ou, plutôt, la mise à mort de la peinture, ni de faire comme si cette mise à mort n’avait pas eu lieu. (Avec l’invention des reliefs picturaux), j’ai compris qu’enfin je pouvais poser tous les problèmes de la peinture, le début, la fin du tableau, le plan du tableau, sans parjurer les gens que j’aimais dans l’histoire, en l’occurence Malevitch et Lissitzky ». Utilisant le rouleau à crépis pour peindre ces aplats, Mouraud qualifie elle- même son esthétique de « pizzeria ». Des recherches qui rejoignent des réflexions de l’artiste sur une époque marqué par la généralisation d’IKEA et d’un art devenu outil de décoration. Ainsi, Tania Mouraud tentait de déjouer « le fétichisme qui préside à la consommation de l’objet d’art ». A.R.T, trois lettres qui figurent au centre de son exposition chez Ceysson & Bénétière, et que Tania Mouraud définit volontairement comme un grain de sable2 qui vient saboter le système. Comme une écharde dans la gorge. 

Parasite. Ni photographe, ni peintre3, ni sculpteur, ni vidéaste, ni musicienne... Tania Mouraud se joue des médiums et pourrait se définir comme étant une « writer », une écrivaine de la ville, pour reprendre un terme utilisé par les pionniers du graffiti qui après elle ont eux aussi manipulé et malmené les formes parasites du langage sur les murs et métros, de New York et d’ailleurs. Et si Tania Mouraud se réfère dans son travail à de nombreux auteurs (parmi Wang Wei, Charles Reznifoff, Avrom Sutzkever), la lecture de Monique Wittig, autre écrivaine dont la pensée pulvérisait la société patriarcale, permet d’envisager autrement l’oeuvre de l’artiste4: « Le langage pour un écrivain est un matériaux spécial (comparé à celui des peintres ou des musiciens) puisqu’il sert d’abord à tout autre chose qu’à faire de l’art et trouver des formes, il sert à tout le monde tout le temps, il sert à parler et à communiquer. C’est un matériau spécial parce qu’il est le lieu, le moyen, le médium où s’opère et se fait jouer le sens. Mais le sens dérobe le langage à la vue. Et en effet le langage est constamment comme la lettre volée du conte de Poe, là à l’évidence mais totalement invisible. Car on ne voit, on n’entend que le sens. Le sens n’est donc pas du langage? Oui est-il est du langage, mais sous sa forme visible et matérielle le langage est forme, le langage est lettre. Le sens lui n’est pas visible et comme tel paraît comme du langage. (...). En fait, le sens est bien le langage mais il ne s’y voit pas car il est son abstraction. » Comme Wittig, Tania Mouraud s’est attaquée au langage pour provoquer ses limites (visuelles, sonores, spatiales). Toujours dans le contraste du noir et du blanc. Toujours soucieuse de créer des intervalles, de déstabiliser l’ordre convenu du discours. De faire tomber les murs. 

Fille d’un héros de la résistance, né en Moldavie, mort pour la France au Vercors lorsqu’elle avait 3 ans, et d’une mère tout aussi engagée et aventurière, Tania Mouraud est une guerrière animée par « un esprit de vendetta » qui la fait sourire lorsqu’elle prononce le mot. Au début de sa carrière, Tania Mouraud signait seulement Mouraud. Elle explique : « avant, se sentir créateur équivalait à se sentir mâle, à jouer au mâle. Nous n’essayons plus, maintenant, de convaincre les mecs. Au début, je me cachais, je ne signais pas de mon nom. Pourquoi ? je ne voulais pas que ma peinture se retrouve étiquetée « féminine » (synonyme à l’époque de mauvaise peinture). Lorsque j’ai débuté, je n’ai jamais pu vraiment parler d’art avec un artiste. On dit d’ailleurs « un artiste » et « une femme artiste ». Nous n’étions pas des artistes, mais des femmes artistes. Nous avions peu d’interlocuteurs. Par chance, j’étais professeur dans une école d’art et j’ai pu parler d’art avec les élèves qui étaient obligé.e.s de m’écouter ! ». Plus tard et pour d’autres raisons, en 1991, sous le pseudonyme Evelyne Durand, Tania Mouraud signait une intervention urbaine clandestine, collant sauvagement des affichettes portant des prénoms de victimes d’agressions racistes, dans plusieurs villes de France. Autant d’anti-monuments clandestins qui viennent défier les récits officiels, de l’autre côté du pouvoir. 

Bling Bling. Chevalier de la Légion d’honneur, Officier de l'ordre national du Mérite, Officier des arts et des lettres. Si Tania Mouraud a accepté les décorations qui brillent comme les étoiles brillent à Noël sur les sapins pour les petits (cf. Prévert), c’est en mémoire de ses parents. Car Tania Mouraud n’est pas du genre à se mettre au garde à vous. En témoigne sa série de bas- reliefs rejouant les décorations militaires et civiles, signes d’excellence de la société. « J’avais beaucoup travaillé avec l’écriture. J’ai grandi avec la photo de mon père en noir et blanc, en dessous il y avait un placard rempli de ses décorations. Comme tout garçon militariste, mon fils de 8 ans m’a un jour dessiné ces décorations, et j’ai eu, comme dit Cézanne, cette « petite sensation ». Au même moment, j’étais invitée dans un musée en Hollande où il y avait toute cette peinture que je détestais, et ce que j’appelle « la vaisselle », les objets de grande valeur. A cette époque, l’exposition était devenue une simple décoration. Et il y avait ces accords aussi entre politiques, avec le ministère des affaires étrangères... » Elaborés comme des caissons de décorations rejouant / déjouant l’héritage de l’abstraction géométrique, la surface est peinte avec quelques effets de matière (rejouant autrement les effets de lumière que l’on retrouve sur les tissus). Des oeuvres qui se déploient dans l’espace sur fond anthracite, outremer ou kaki, aux couleurs des uniformes. « Ils décrivent de manière elliptique l’organisation sociale, les effets de pouvoir, les faits de guerre, les changements de frontière, les étendues de territoires, les festivités maritales, les exploits sportifs, les distinctions universitaires... Ils parlent de terre lointaine, de paysages sublimes, d’actions de paix douteuses. » L’artiste ajoute : « ils génèrent une peinture d’histoire, véritable fresque de l’activité furieuse et officielle de la société. Elle formule le décor. Elle dépeint le désir, la poursuite de bonheur, la distinction à n’importe quel prix. Elle parle de souffrance, de quête sans issue, de reconnaissance, de statut social. Elle relate des histoires individuelles et collectives. » Une série également mise à terre, adaptée à l’architecture des appartements : « j’ai adoré jouer avec cette fonction de plinthe, et le mot plainte. Mais il s’agissait aussi de faire une peinture qu’on regarde les yeux baissés, en ayant honte. Pour moi, ces décorations devenaient vraiment de la déco d’appartement. Je considère aussi mon travail comme une nouvelle forme d’art décoratif où le pictural et le décoratif fusionnent ». 

Cabanes. La première cabane de Tania Mouraud était sa chambre, où enfant elle dessinait sur les murs. Sa seconde cabane pourrait bien être le Louvre, où sa mère l’emmenait chaque semaine dès ses 7 ans. Tania Mouraud en parle
comme du « grenier de sa grand- mère ». Un grenier très érotique, peuplé 
de sexes de marbre, masculins, féminins,
 souvent brisés (la question du genre et
 de la transition), de torses, de dos qui
s’entrechoquent dans un film réalisé en
2008 par Tania Mouraud, pour un projet
 d’exposition avorté, au Palais de Tokyo,
 qui s’inspirait notamment de la
 fascination de l’artiste pour les
 sculptures érotiques qui pullulent sur les
 façades de certains temples indiens. Fascinée par les mathématiques, Tania Mouraud a aussi particulièrement étudié les philosophies orientales et a multiplié les voyages, du Sahara au Kerala. En 1970, son projet One More Night présenté à la galerie Rive Droite, inaugure une série d’environnements audio-perceptifs. Le white cube (version Formica) n’est plus mort, avec son architecture particulière, il provoque un refuge intérieur qui permet de percevoir l’infini. Le critique Pierre Restany y voyait alors « un supplément d’espace pour un supplément d’âme ».5

Dans son manifeste eco-politique, Marielle Macé nous invite à bâtir des cabanes pour habiter un potentiel élargissement du monde. Elle écrit: « Car pour imaginer des façons de vivre dans un monde abîmé, il faut avant tout recréer les conditions d’une perception élargie. C’est l’élargissement qu’il y a à habiter, c’est dans l’élargissement que l’on a à bâtir, sur cette carte non pas seulement étendue mais dilatée par l’attention portée à tous, aux pollinisateurs, aux racines, aux crues, aux morts qui nous regardent, aux métamorphoses... Elargir en effet, ce n’est pas seulement agrandir, mais nouer, renouer. (...) L’élargissement est une libération. Et c’est une libération parce que c’est une lutte contre les rétrécissements. » Dedans dehors, la présence de Tania Mouraud fait advenir ce qu’il reste du monde. Elle agit comme un flash, une lumière qui aveugle autant qu’elle rend visible. 

Hugo Vitrani, septembre 2022. 


1 in Le Palace, Remember, Jean Rouzaud et Guy Marinaud, ed. Hoëbeke, 2005 

2 « Etre le grain de sable que les plus lourds engins, écrasant tout sur leur passage, ne réussissent pas à briser » , écrivait Jean-pierre Vernant. Il ajoutait, à propos des Accords de Munich : « Ils me sont restés dans la gorge ». 

3 Il ne reste quasiment plus que des cendres des premières peintures de Tania Mouraud. Ses peintures médicales ou mécaniques réalisées au début des années 1960 se sont pour la plupart carbonisées lors d’un autodafé organisé par l’artiste elle-même, au retour d’une visite de la Documenta. Dans l’ouvrage (ed. Flammarion, 2004), Arnauld Pierre revient sur ce geste fondateur : « Loin d’être resté un événement confiné à la sphère privé, l’artiste a voulu lui donner une portée publique. (...) Comme on s’en doute, cette entrée en art par un geste qui semble en signifier la mort proche n’a fait que l’apparence du paradoxe. Entrer dans la carrière en faisant semblant d’en sortir, c’est en fait une posture que l’on a souvent adoptée dans la génération à laquelle appartient l’artiste; elle traduit l’impérieuse nécessité de faire reconnaître comme un préalable la mort de l’art avant de mener toute action réellement justifiée en ce domaine. » 

4 Concernant le rapport de domination du masculin sur le féminin, Wittig écrivait ceci, qui pourrait être l’introduction idéale de l’oeuvre de Tania Mouraud: « Le Bien ne doit plus renvoyer au paramètre de l’Un, du Masculin, de la Lumière mais au paramètre de l’Autre, du Féminin, de l’Obscur ». 


 




Artiste de l'exposition : Tania Mouraud


Informations Pratiques

Ceysson & Bénétière
23 rue du Renard
75004 Paris

Horaires:
Mardi – Samedi
11h – 19h
T: + 33 1 42 77 08 22