Ceysson & Bénétière

Antagonisme liquide

Il existe des œuvres qui se confient tout de suite, qui vous en disent long sur la manière dont elles ont été réalisées, sur leur contexte dans l’histoire de l’art, sur leur objet et leur contenu. A l’inverse, à l’autre extrême du spectre, on trouve des œuvres qui s’ingénient à cacher ces mêmes aspects ; elles enterrent si profondément le processus de leur réalisation, leur sens, leur finalité (si tant est qu’elles en ont) qu’à l’avenir seuls les chercheurs pourraient espérer les exhumer. Le travail récent d’Isabelle Champion Metadier semble se situer quelque part entre ces deux extrêmes. D’un côté, ses images font clairement référence au champ des constructions humaines, des machines aux architectures en passant par les armes et les jouets, mais de l’autre, nous ne savons jamais si ce que l’artiste nous présente relève de l’existant ou bien de l’invention pure, si ces images sont aussi factuelles que les illustrations de l'Encyclopédie de Diderot ou aussi fantastiques que Les Prisons Imaginaires de Piranèse.

Cette ambiguïté caractérise également sa technique et ses procédures. Longtemps connue comme peintre, un intérêt croissant pour le numérique l’a amenée à se détourner de la peinture et de la toile pour investir l’écran. Pourtant, au lieu de profiter de l’infinie reproductibilité de l’image digitale, elle choisit de créer des œuvres uniques. De même, la procédure qu'elle utilise pour réaliser ces œuvres uniques – l'impression numérique – est surtout appréciée pour la rapidité avec laquelle elle permet de produire en quantité des œuvres identiques. Et pourtant, chaque œuvre est tirée en un seul exemplaire. Pour créer ces images uniques, l’artiste dessine, coupe et colle avec la souris, dans un travail minutieux sur chaque fichier. Cela peut durer des mois, jusqu'à ce qu'elle obtienne le résultat souhaité, en tirant pleinement parti de ce qu'elle appelle « l'image liquide ».

Isabelle Champion Metadier utilise un logiciel de dessin volontairement basique, et refuse de céder à la tentation des technologies numériques dernier cri. Il est intéressant de noter que dans les années 1990, Albert Oehlen, lui aussi, a préféré utiliser les logiciels les plus rudimentaires pour réaliser ses « Peintures informatiques ». On ne peut s’empêcher de se demander pourquoi ces deux artistes à la pensée si élaborée, qui pourraient certainement se doter de logiciels de pointe s'ils le souhaitaient, choisissent un outil plus lent et moins réactif. La réponse, me semble-t-il, est que ces artistes ne sont pas dupes de la chimère du progrès technique, et qu’ils cherchent à pouvoir garder certaines qualités de la « main », même filtrées par un logiciel. D’ailleurs, Isabelle Champion Metadier est assurément bien plus préoccupée par les dangers du progrès technologique que par ses avantages. Plus d’un siècle après les « machines célibataires » de Duchamp et Picabia, elle nous invite à réfléchir aux technologies insidieuses de contrôle social et de désensibilisation qui nous entourent et pénètrent de plus en plus nos vies. C’est donc avec une ironie très ressentie qu’elle se sert de la composition digitale pour nous alerter contre les « dieux prosthétiques » (comme le disait Freud) que nous accueillons dans nos usines, nos corps et nos esprits.

En dernière analyse, les sources techniques ainsi que les commentaires sociaux inscrits dans l’œuvre d’Isabelle Champion Métadier ont moins d’importance que la syntaxe distinctive et disjonctive qu’elle a élaborée au cours d’une longue carrière. Comme elle l’a expliqué il y a vingt ans au critique d’art du Monde, Philippe Dagen : « J’ai fréquemment la tentation d’associer dans ma peinture des éléments d’ordre contradictoire pour vérifier s’il y a des réconciliations possibles ou, dans le cas contraire, pour profiter de certains antagonismes et interpréter les énergies ainsi libérées. » Ces énergies, elle n’en finit pas de les libérer.

Raphael Rubinstein, octobre 2023.

Traduction par Charles Penwarden