« Il attend qu’advienne l’âge des mathématiques ! »

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit

« - Non virtuel.

 - Sans illusion.

- Sans apparence.

- Ni métaphore.

- Autoréférentiel. »

Bernar Venet

En cinq vers, ce court poème de Bernar Venet fait office de statement. En quatre négations et une affirmation, il se décrit lui-même tout comme l’œuvre dans son ensemble. Paraphrasant Raymond Queneau, l’on peut y voir une petite cosmologie portative reliant la partie (le poème, le tableau ou le film) au tout. Ainsi, constatant la multiplicité des formes d’expression de Venet : peintures au goudron sur toile, papier ou carton, peintures industrielles sur carton, miroirs noirs, schémas de représentation pour des œuvres à réaliser, dessins industriels, formules mathématiques sur toile, Blow-ups photographiques, photographies, livres d’artistes, shaped canvases à l’esthétique épurée, reliefs en bois et GRIBS en acier, sculptures en acier et en Cor-ten, puis, à partir de l’an 2000, images d’IRM, peintures de formules et de saturations mathématiques sur fonds colorés : jaunes, bleus, rouges, dorés, perle et cuivrés et shaped canvases sur ces mêmes schémas, sans compter les films, compositions musicales, décors et chorégraphies de ballets ; l’on est obligé de constater la discipline intellectuelle à laquelle Venet s’astreint et la grande cohérence qui sous-tend son œuvre des débuts à aujourd’hui. Dans les cadres ainsi définis : « Non virtuel/Sans illusion/Sans apparence/Ni métaphore/Autoréférentiel », il développe une série de propositions dont la valeur est renforcée par la transdisciplinarité. Cette volonté de décloisonnement emprunte à Edgar Morin la notion de complémentarité qui ouvre sur une compréhension de la complexité du réel. En artiste théoricien, Venet a construit une œuvre de manière contre-intuitive à tel point que chaque élément fait sens, chacun vient valider le raisonnement et l’existence des précédents, et nous devons reconnaître avec Brian O’Doherty que « chacune de ses œuvres délivre un brevet d’inévitabilité ».

Nous intéressant à plus de 50 années d’activité depuis 1961, il nous est apparu essentiel de revenir sur les principes sur lesquels s’ancre l’œuvre de Venet et qui régissent aujourd’hui encore la conception de ses peintures et de ses sculptures. Ce texte s’attache à en fournir les clés, les principaux éléments constitutifs étayés par les déclarations de Venet et de ses commentateurs.

Le refus de la communication facile

Passé une période symboliste où des figures énigmatiques occupent le centre d’un tableau abstrait dont les fonds colorés se superposent, Venet aborde immédiatement en 1961, il a alors à peine 20 ans, une abstraction unichrome dans un premier temps, c’est-à-dire employant une couleur se détachant sur le fond – le blanc du papier ou l’ocre du carton –, puis monochrome – abolissant la distinction entre fond et forme – où le noir s’impose.

Plusieurs types d’œuvres sont explorés quasi simultanément par Venet à partir de 1961 : goudrons, déchets… dont les points communs sont le détachement total de l’artiste vis-à-vis de la composition, un refus extrême de l’expressivité et un attachement à la couleur noire.

Pour Venet, « l’idéal du noir n’est-il pas, du point de vue du contenu, l’une des plus profondes tendances à l’abstraction. […] Le noir c’est le rejet du goût de la communication facile – un désir de montrer sa différence. Peut-être aussi comme dans le travail d’Ad Reinhardt, un geste fondamentalement puritain. […] À noter mon total désintérêt pour la couleur […] que j’associe à l’idée de jouissance, de sensuel, de plaisir immédiat. La vie peut être voluptueuse, mais l’art doit être ascétique et, s’il crée du bonheur, c’est celui de la connaissance. »

La réalisation de l’œuvre prend place dans une mise en scène qui ne se limite plus au cadre du support, mais dans des mouvements qui s’échappent du tableau. Le processus est mis en lumière par les photographies prises dans l’atelier de Tarascon, trahissant un désir de mise en scène de la même manière que dans les performances ultérieures, Venet réunira un public pour la réalisation de ses effondrements.

Les œuvres élaborées en 1961, goudrons sur papier et Déchets, coulées de peinture sur carton, peuvent prendre des tournures expressionnistes, mais affichent un refus de la composition et de la sophistication de l’œuvre d’art composée par un artiste artisan à l’aide d’études préparatoires et d’instruments traditionnels : chevalet, pinceaux, brosses… Tandis que les abstraits lyriques Soulages et Hartung s’attachent à renouveler les outils de la peinture utilisant racloirs, râteaux… le jeune Venet affiche un lien direct entre lui et le support. La feuille de papier est posée au sol, la peinture est étalée de manière aléatoire à coups de pied aveugles venant recouvrir la quasi-intégralité de la surface et laissant apparaître les sillons de la voûte plantaire charriant la peinture sur le papier à la manière d’un Shiraga. Par ailleurs, Venet dispose au sol de son atelier de Tarrascon, situé dans le grenier de la caserne où il effectue son service militaire, plusieurs feuilles de papier sur lesquelles il répand une traînée de goudron en courant le long de la bande de papier ainsi disposée. Il se décrète alors « peintre le plus rapide du monde ». Ben le raconte ainsi : « Je prends cinq toiles, je les mets par terre les unes à côté des autres, je prends mon pinceau, je trempe mon pinceau dans la peinture et j’éclabousse d’un seul geste du bras les cinq tableaux en un dixième de seconde, ce qui fait deux centièmes de seconde pour chacun, il n’y a pas plus rapide que moi. » Cette fulgurance exclut d’emblée toute idée de composition consciente. Associées à la temporalité mise en œuvre, ces œuvres nous rappellent les Blind time drawings de Robert Morris réalisés à partir de 1973 les yeux bandés, tandis que Morris tente d’évaluer le temps accordé à chaque dessin. Le même refus de la composition est mis en œuvre chez le théoricien de l’antiforme et chez Venet.

Monochromes multiformes

L’expérience qui a orienté Venet vers l’utilisation du goudron pour ses qualités propres est la découverte d’une coulée : « C’était à Tarascon, dans le sud de la France, à une époque où je faisais mon service militaire. Un jour, lors d’une promenade à proximité de la caserne, je découvris un site qui avait cette particularité d’avoir été creusé dans la terre. Sur l’une [des falaises] une grande quantité de goudron avait été versée. […] Je ne tardai pas à me procurer du goudron auprès des services locaux des Ponts et Chaussées. […] La densité du goudron m’intéressait particulièrement. » Si le support était disposé au sol dans les derniers dessins évoqués, il se redressera bientôt pour, à la verticale, faire intervenir le poids de la matière et la viscosité du matériau. Ayant réduit les distinctions de fond et de forme dans les peintures réalisées à coups de pied, Venet réduit son intervention dans la peinture en faisant appel au métamorphisme du goudron, c’est-à-dire ses qualités à autogénérer la forme de l’œuvre. Particularité d’autant plus riche que le goudron est choisi pour ses qualités évolutives.

La matière est répartie uniformément à l’aide d’une raclette sur la toile posée horizontalement. Celle-ci est ensuite redressée et orientée par l’artiste tout comme Morris Louis laisse glisser la peinture glycérophtalique en fines bandes sur le fond blanc monochrome. Le goudron recouvre la toile laissant apparaître plusieurs zones d’épaisseur, là où la matière est figée dans sa progression. Refusant toute considération compositionnelle au contraire de Morris Louis, Venet s’implique a minima et fait intervenir la conjugaison de la gravité et de la propriété de la matière. Matière active puisqu’au contraire d’une peinture traditionnelle, elle ne sèche jamais totalement et reprendra vie au cours de ses déplacements, sujette aux conditions de conservation : le goudron « sèche difficilement, il garde longtemps une vie qui lui est propre ; il reste en mouvement et redevient mou, suivant la température ambiante ». Ainsi, en cas de chaleur importante ramollissant le goudron, le processus s’activera, et ce, indéfiniment. Ces variations le plus souvent imperceptibles à l’œil peuvent être constatées sur des temps longs. Changements prenant place en dehors du temps d’une exposition, et indépendantes du contrôle de l’artiste, ces œuvres prendront leur sens sur des périodes plus vastes, plus proches du temps géologique. La créature échappe au créateur. La notion d’autoréférentialité, constante chez Bernar Venet et déjà présente dans les œuvres précédentes, est ici poussée à son paroxysme. L’intervention de la gravité évoque la masse des sculptures d’arcs penchés ou d’effondrement où la pesanteur devient l’acteur principal de l’œuvre confiant aux barres d’acier la liberté de son autoréalisation, tout comme le goudron sur la toile.

La forme du tableau

Le carton, lui, appelle chez Venet à une réflexion inhérente à la qualité éphémère du support. Dans un premier temps, il en fait des Déchets, c’est-à-dire des surfaces maculées de coulées de goudron. Évoquant la durée, Venet considère ces œuvres comme étant vouées à disparaître. La pérennité de l’œuvre d’art même est remise en cause, les Déchets sont amenés à porter les marques du temps, des accidents dont ils seront les victimes consentantes. Aucune restauration ne peut être envisagée sur une œuvre dont la dégradation est partie prenante. Le Déchet est un titre qui parle d’un cycle, les éléments du tableau en proviennent, puis travaillés par l’artiste, l’œuvre finira par retourner aux ordures. Au contraire, à partir de 1963, les Reliefs cartons requièrent, au contraire, une attention ainsi qu’une intervention permanentes afin de les conserver dans leur état original, ou, du moins, de les faire exister en accord avec les principes qui ont prévalu à leur réalisation.

Le radicalisme des propositions de Bernar Venet au début des années soixante tient à l’invention d’un nouveau schéma de présentation : œuvres autoréférentielles, impersonnelles, marquées par le refus de la notion de style. Ainsi, les premiers Reliefs cartons monochromes apparaissent en 1963. Assemblages de cartons d’emballages, ce relief rustre est le support de monochromes réalisés à la peinture industrielle, non par l’artiste, mais par des carrossiers ôtant toute prérogative stylistique à Venet au-delà de l’uniformité la plus pure : « les couleurs que j’employais, utilisées pour peindre des carrosseries de voiture, n’étaient pas définitives. Elles devaient être changées, après quelques années, par moi-même, par un assistant ou par le propriétaire de l’œuvre. » Ce recours aux spécialistes du genre sera courant chez Venet qui se pose en chef d’orchestre, plutôt qu’en créateur omniscient. Loin du fétichisme habituellement inhérent aux œuvres d’art, résultat d’un processus créatif achevé et confié tel quel par l’artiste au public, aux critiques et collectionneurs, Venet transmet des œuvres dont la mue appartient au processus créatif. Conscient qu’il est des paramètres qu’il ne peut maîtriser : le temps, la dégradation des matériaux, l’évolution du goudron en tant que matière, les innovations technologiques par la suite, il est soucieux d’assurer une pérennité à ses œuvres au plus proche de leur état originel. Il se désole souvent de voir les résines anciennes jaunir avec le temps, les monochromes pâlir à la lumière. Ayant conscience de la reproductibilité des peintures qu’il propose, Venet avertit qu’il ne reconnaîtra pas une œuvre qui, endommagée, ne serait plus conforme à celle qu’il a exposée : « Je considérerais aujourd’hui une œuvre qui n’a pas été repeinte depuis sa réalisation comme insatisfaisante et ne pouvant être exposée. Le propriétaire d’une de ces œuvres, en ne respectant pas mon souhait de la faire repeindre, s’expose à mon refus de lui fournir un certificat d’authenticité », considérant qu’atteinte est portée à l’intégrité même de l’œuvre. Ainsi, les Reliefs cartons doivent garder l’apparence de l’objet produit en série. Comme le plastique « c’est beau, c’est lisse, ça glisse », écrivait Roland Topor, la surface des cartons doit rester absolument uniforme, les couleurs franches et vives. Les conditions de ce programme établies, le propriétaire obtient avec l’œuvre, tout comme avec les sculptures par la suite, une notice d’entretien qui s’accompagne de la prérogative de décider de la couleur de l’œuvre lors des peintures successives. Venet applique lui-même ce programme pour les cartons qu’il conserve et qui ont pu successivement apparaître noirs, bleus, rouges, verts…

La participation du collectionneur

La transmission de l’œuvre s’accompagne donc d’une responsabilité vis-à-vis du tableau, qui se double d’une codécision. Au-delà de la participation du spectateur prônée par Duchamp et décrite par François Morellet dans sa théorie du pique-nique, le collectionneur a un rôle encadré certes, mais actif face au tableau dont il peut décider d’éléments fondamentaux dans son aspect.

L’abandon de l’œuvre au collectionneur est absolu dans le recouvrement de la surface d’un tableau dont le plan de réalisation est dessiné en août 1963. Il s’agit d’un tableau en construction dont les données fondamentales sont laissées au choix du propriétaire à savoir la taille, le format du tableau, et, là encore, sa couleur. Offrant au collectionneur une part décisive dans l’aspect du tableau, l’artiste coupe court aux commentaires formalistes, aux interprétations qui s’appuieraient sur les rapports de proportion, ou sur la chromie : « Le collectionneur achète une toile vide, de la dimension qui lui convient. Cette toile est ensuite découpée en rectangles d’une taille fixée à 30 × 10 cm. Il indique à l’artiste la couleur de son choix, et chaque mois un rectangle sera peint de la même couleur jusqu’à ce que la toile soit complètement recouverte. Un mois après que le tableau est terminé, il doit être détruit. Dans cet exemple le temps de recouvrement aurait été du 1.8.63 au 1.1.67.»

L’atelier et le lieu d’exposition se confondent, l’œuvre disparaît et n’existe que dans ce processus de développement. Le rapport à l’œuvre se retrouve inversé, l’œuvre n’étant pas présentée finie, mais à produire. C’est l’une des révolutions majeures de l’art conceptuel qui est anticipée par Bernar Venet où le concept prime sur la matière. La conscience de cette assertion est aiguë puisque la matière, en l’occurrence le tableau, est abandonnée à la fin du processus. C’est l’expérience de l’œuvre en construction qui est mise en avant. Le désir du collectionneur de posséder une œuvre finie est ici maltraité. Ce faisant, Venet privilégie la construction à l’aboutissement. Sitôt fini, le tableau disparaît. Le recouvrement de la surface d’un tableau est une fin programmée. Si l’œuvre aboutie disparaît, le souvenir de sa réalisation persiste, Venet procède par anamnèse dans un éternel recommencement sisyphien.

L’œuvre est un passage, sa dématérialisation est attestée et compensée par la remise d’un certificat détaillant le processus. La prédominance du certificat pour les œuvres conceptuelles n’interviendra qu’à la fin des années soixante chez Sol LeWitt, Dan Flavin, Carl Andre, Donald Judd, et se rationalisera au début des années soixante-dix, après quelques années de tâtonnement, pour devenir la norme. L’intuition de Venet dans ce sens est remarquable, mais ne se limite pas à la question de la dématérialisation de l’œuvre d’art. Ce que le plan de réalisation donne à voir à défaut d’une œuvre, c’est la vie et la mort d’un tableau, qui, de ce fait, s’inscrit dans un rapport temporel qui s’approche de celui du vivant plutôt que de l’œuvre d’art éternelle conservée dans les musées nationaux. En détruisant spontanément son œuvre à la fin d’un temps donné, Venet lui donne en contrepartie la possibilité de revivre éternellement et de survivre à l’artiste grâce à la volonté des collectionneurs successifs. Tout comme les Reliefs cartons continuellement repeints, le recouvrement d’une surface réapparaîtra comme une œuvre nouvelle et non pas comme un objet vieillissant, offrant une réponse au « dur désir de durer » cher à Éluard.

Le rôle du spectateur

Si Venet a fait intervenir le collectionneur dans ses œuvres, à tel point que celui-ci se voit confié des prérogatives essentielles de l’artiste, à savoir peindre, repeindre le tableau, voire le détruire, il a également fait participer le spectateur. Au cours du xx^e siècle, le spectateur a été sollicité en tant que regardeur dans l’esprit duchampien dans un champ interprétationnel. C’est un des points sur lesquels Venet s’oppose à Duchamp lors de leur rencontre à New York le 17 novembre 1967, Venet refusant toute interprétation de ses diagrammes mathématiques : « Une équation mathématique est une pure abstraction, une pure invention de l’esprit. […] Il y a dans mon travail une neutralité maximale, une grande distance entre ma personnalité et les œuvres que je présente. »

En revanche, en 1963, il est question de faire agir le spectateur visuellement et physiquement. Plusieurs artistes font intervenir le spectateur en tant qu’acteur. Le G.R.A.V. à travers ses labyrinthes, ou Tania Mouraud, en 1970, avec la chambre de méditation One more night présentée à la galerie Rive Droite à Paris. À chaque fois, celui-ci est invité à vivre une expérience individuelle, suscitant ses facultés cognitives. Pour sa première exposition à la galerie Ursula Girardon en 1964, Venet propose de recouvrir intégralement les murs de la galerie de miroirs noirs, en réalité de Plexiglas peint du sol au plafond, sur tous les pans de l’espace intérieur. L’œuvre nécessairement réalisée in situ s’extrait du rapport classique de tableau de chevalet pour prendre l’espace entier en considération et le contenir dans un « black cube » aveuglant le désormais célèbre white cube. Ce faisant, il présente un espace paradoxal : enfermé par les plaques de Plexiglas et ouvert grâce à son reflet. L’exposition ne consiste pas à venir observer une série d’œuvres accrochées aux murs, mais d’en expérimenter une qui propose une perception de l’espace radicalement nouvelle. Des considérations budgétaires ont empêché la réalisation de cette pièce à l’époque de sa conception, elle ne sera présentée selon les souhaits de l’artiste qu’en 1999 au MAMCO (musée d’Art moderne et contemporain) à Genève. Toujours est-il qu’elle a engagé Bernar Venet une fois de plus vers une œuvre neutre, de réalisation industrielle avec laquelle l’artiste prend ses distances puisqu’elle peut être réalisée indifféremment par des assistants, des miroitiers ou des ouvriers.

De 1961 à 1965, les œuvres de Venet ont été peu montrées. Venet est encore très jeune et sa présence sur la scène artistique française est marginale : une exposition personnelle lui a été consacrée à la galerie Ursula Girardon, il a participé aux salons « Comparaisons » en 1964 et 1965 à l’invitation de Jacques Villeglé, à la IV^e biennale de Paris en 1965. Une représentation dérisoire si l’on considère la richesse et les perspectives ouvertes par les œuvres développées dans ce laps de temps. Au même moment, New York s’est imposée comme la première place artistique mondiale forte de la génération d’expressionnistes abstraits et de colorfield painting et confortée par le grand prix de la biennale de Venise attribué à Robert Rauschenberg en 1964 au moment de l’apogée des artistes pop. Sur les conseils, et avec le soutien de son ami Arman dont la vente d’une œuvre finance le voyage, Venet s’envole pour New York le 1^er avril 1966 séjournant trois semaines dans une auberge YMCA proche de l’atelier, avant de revenir définitivement fin décembre dans la capitale de l’art. Il y découvre une scène artistique ouverte et dynamique et s’intéresse au minimalisme. S’il manque de voir Primary Structures au Jewish Museum en 1966, la même année il visite la collection Howard et Jean Lipman au Whitney Museum, l’une des premières expositions importantes rassemblant les principaux minimalistes : Donald Judd, Dan Flavin, Carl Andre. Son intérêt est d’autant plus manifeste qu’il y trouve un écho à sa production française des cinq années précédentes et aperçoit des propositions bien plus radicales que ce qu’il avait pu voir dans les galeries et salons parisiens. Cette exposition le conforte dans la poursuite de ses recherches sur la neutralité de l’œuvre d’art. Si l’expérience humaine est éprouvante pour un artiste ne parlant pas anglais et ne disposant ni de fortune personnelle ni de sources de revenus outre la vente de ses tableaux, Venet s’intègre rapidement grâce à sa rencontre avec la collectionneuse et mécène Babette Newberger, qui l’introduit à la scène artistique new-yorkaise. La complicité avec Arman, puis la proximité avec les artistes rencontrés au Chelsea Hotel où il habite par intermittence dans les années 1967-1968, lui permettent assez vite de fréquenter artistes, collectionneurs, galeristes, parmi lesquels : Christo, Tinguely, Isi Fiszman, Virginia Dwan (rencontrée en 1960 chez Vicky Rémy), Marcel Duchamp avec lequel il s’entretient, puis Robert Rauschenberg, Jasper Johns, John Chamberlain, Claes Oldenburg, Robert Indiana, Dan Flavin, Carl Andre, Donald Judd, On Kawara… dont il deviendra proche et avec lesquels il exposera dans les galeries de Virginia Dwan, Paula Cooper, Leo Castelli…

Les sciences pour sujet

C’est avec le tube et son plan de réalisation, conçu en deux temps, que s’opère la transition entre la France et les États-Unis. Dans un premier temps, Venet expose un tube industriel, tel quel, non retouché par lui. Les couleurs : le sobre gris anthracite, c’est-à-dire le tube brut en bakélite ou le jaune Kodak en écho à la peinture des outils industriels, des grues de chantier, ne font pas appel à un jugement subjectif, mais reprennent les codes inhérents à l’objet.

« N’ayant pas les moyens financiers de fabriquer ces œuvres dans un format plus important, j’ai décidé, pour répondre à l’invitation d’une exposition au musée de Céret, en juin 1966, d’envoyer le plan d’une sculpture. Le système codifié de ce dessin industriel m’a tout de suite intéressé : il était le passage obligatoire pour déboucher sur mes diagrammes mathématiques et tout le travail conceptuel qui a suivi. » En effet, le plan prédomine sur l’objet tridimensionnel, le dessin technique comprend les proportions, les dimensions et prévaut à l’objet lui-même. Toutes les données sont fournies pour le décrire de telle manière qu’il peut être réalisé à distance, précisément, reproduit sans variation depuis le modèle original, préfigurant la caractéristique fondamentale de l’art conceptuel. En 1969, Jan van der Marck invite Richard Artschwager, John Baldessari, Mel Bochner, Hans Haacke, Edward Kienholz, Joseph Kosuth, Les Levine, Sol LeWitt, Robert Morris, Bruce Nauman, Claes Oldenburg, Dennis Oppenheim, Richard Serra, Robert Smithson, Bernar Venet… à concevoir des œuvres sur ce principe pour Art by telephone au Museum of Contemporary Art de Chicago. Chaque artiste doit alors dicter ses œuvres par téléphone afin qu’elles soient réalisées sans son intervention directe. L’exposition qui prend place en plein essor du mouvement conceptuel naissant, rassemble les principaux artistes de la tendance. Trois ans après l’envoi à Céret du plan de tube, les artistes conceptuels placent l’information avant la matière ou la réalisation. Ce revirement, dont l’idée a été ébauchée par le recouvrement de la surface, devient systématique chez Venet, le tableau apparaît alors comme un document nécessaire à la réalisation d’un objet dont les qualités répondent à la définition de Donald Judd de l’« objet spécifique », si ce n’est que chez Venet l’objet en question ne demande pas à être réalisé. S’ensuit, dès 1966, une série de dessins techniques sur toile, Filetage trapézoïdal, Correction de denture… Le paradoxe tient dans la forme classique du tableau et la présentation ou plutôt la reproduction simple de sujets étrangers à l’art. Ces dessins techniques font référence à des disciplines pratiques dont la finalité est tangible contrairement aux formules mathématiques dont le degré d’abstraction est total. La représentation d’une fonction telle Représentation graphique de la fonction y=-x²/4 ou Parabole de la fonction y=2x² +3x -2 est la première manifestation d’œuvres faisant référence à des sujets non matériels. On notera le paradoxe entre le terme de « représentation » au sens mathématique du terme qui se concentre sur une création de l’esprit, un dessin non tangible, et la notion de représentation associée dans l’histoire de l’art à la peinture figurative avec laquelle Venet est en rupture totale.

Venet a conscience de la radicalité de la proposition conceptuelle qu’il anticipe et déclare à Duchamp en 1967, « il est possible de penser que si ce que je fais est accepté un jour comme étant artistique, alors une définition supplémentaire de l’art aura été ajoutée ».

Afin de le souligner, il développe dans les années soixante-dix le discours sur son œuvre se distinguant des œuvres traditionnelles : figuratives et abstraites et introduisant la notion nouvelle de monosémie en art. « En sortant des domaines déjà exploités de la polysémie (la figuration) et de la pansémie (l’abstraction) je proposais un signe nouveau de signes dans le domaine de l’art : les signes monosémiques (le code mathématique, les diagrammes) qui tendent à n’avoir qu’un seul niveau de signification. »

L’installation de Venet à New York lui a permis de développer en pionnier les œuvres conceptuelles et de jouer un rôle de diffuseur majeur en France quelques années plus tard. Dans ses entretiens avec Richard Leydier, Catherine Millet souligne qu’elle découvre l’art conceptuel à travers les diagrammes de Venet dans l’atelier de César en 1969 : « J’ai rencontré Venet pour la première fois dans le jardin de la maison de César à Montparnasse. [Bernar] a commencé à me parler de cette forme d’art qui était en train d’émerger. » Elle devient assez vite le porte-étendard des artistes conceptuels en France et affirme la prédominance de Venet dans le mouvement. Venet joue d’ailleurs à cette époque un rôle charnière lui présentant Donald Karshan, Donald Judd, Joseph Kosuth lors de l’exposition Conceptual art and conceptual aspects au New York Cultural Center, exposition à laquelle participe Venet. Constatant l’intégration de Venet à la scène new-yorkaise, il revient de questionner le rôle de la capitale de l’art dans l’élaboration des œuvres de Venet. S’il est certain que la direction prise à Céret avec le plan de tube engage la réflexion vers une œuvre non matérielle, il est évident que les expositions minimales influencent le jeune artiste, de même que les affinités qu’il a nouées avec les artistes présents à New York. De son propre aveu, Venet remarque : « lorsque je consulte mes carnets de cette époque, je suis sidéré par le nombre de rencontres quotidiennes entre artistes. Un jour Sol LeWitt, le lendemain Smithson, Weiner, Walter de Maria, Judd et combien d’autres ! […] On se retrouvait chez nous, chez Paula Cooper, chez Virginia Dwan, au Judson Memorial Church Theater, au Chelsea Hotel ou chez Max’s Kansas City. » En 1971, le catalogue raisonné établi par Donald Karshan fait état de la présence des œuvres de Venet dans les collections d’artistes et y atteste de leur proximité. On y retrouve : Joseph Kosuth, Sol LeWitt, Christo, Dewain Valentine, Shusaku Arakawa, Peter Hutchinson, John Chamberlain, César, Arman, Takis, France Raysse, Mimmo Rotella, Shunk Kender, John Gibson. On peut également y déceler la présence de collectionneurs reconnus parmi lesquels le MoMA, Peter Ludwig, Peter Brant, Philippe Durand-Ruel, René de Montaigu…

Cette proximité entraîna des échanges fertiles, et il convient de rappeler la place de premier plan qu’occupait Venet sur cette scène, comme le souligne Brian O’Doherty qui fréquente Venet à cette époque et assiste à ses performances aux côtés de Lucy Lippard et Barbara Rose, « la performance conceptuelle de la Judson Church n’avait guère d’équivalent à l’époque ». Les dates de ses œuvres l’attestent, sa participation aux expositions fondatrices du mouvement également, notamment Conception-Konzeption à Leverkusen, Art by Telephone au Museum of Contemporary Art de Chicago, Art selon plan à la Kunsthalle de Berne en 1969, et Conceptual Art and Conceptual Aspects au New York Cultural Center, Informations au MoMA, Conceptual Art/Land Art/Arte Povera à la Galleria Civica d’Arte Moderna à Turin en 1970, soulignant l’omniprésence de Venet sur la scène internationale et son inévitable influence.

C’est au cours de « Prospect Düsseldorf 68 », manifestation de premier plan rassemblant les galeries d’avant-garde du monde entier, que la Wide White Space Gallery expose deux œuvres achetées par Paul Wember directeur du Haus Lange Museum Krefeld qui lui offrira sa première rétrospective en 1970. Les galeries Bruno Bischofberger à Zürich, Hans Mayer à Düsseldorf, le studio Santandrea à Milan, Yvan Karp à New York et Daniel Templon à Paris lui emboîtent le pas et exposent ses Blow-ups. En 1971, à l’issue de l’achèvement de son programme, Bernar Venet est le premier artiste conceptuel à se voir offrir une rétrospective à New York sur l’invitation de Donald Karshan au New York Cultural Center.

Depuis son arrivée à New York en 1966, Venet a donc pris une place d’importance majeure au moment où il interrompt sa carrière volontairement et précocement à la suite d’un programme établi par lui-même. Ce programme vise à aborder les disciplines scientifiques essentielles afin d’offrir une vision globale de la connaissance. Dans chaque domaine, les œuvres se composent de formules, graphiques ou sommaires d’ouvrages scientifiques dont la sélection est faite par des spécialistes sur des critères scientifiques sans prendre en compte les éventuelles qualités plastiques du sujet. Conscient de l’évolution de la science, les tableaux sont destinés à être remplacés par les dernières avancées de la recherche.

« Mes premières œuvres, en 1966, étaient fondées sur les mathématiques scolaires, la physique, la chimie et le design industriel. En 1967, j’ai décidé des disciplines que je traiterai pour les quatre années à venir :

Astrophysique ⎯

Physique nucléaire ⎯ 1967

Sciences de l’espace ⎯

Mathématique par le calcul ⎯

Météorologie ⎯ 1968

Marchés boursiers ⎯

Méta-mathématiques ⎯

Psychophysique et psychonométrie ⎯ 1969

Sociologie et politique ⎯

Mathématiques logiques ⎯ 1970

Pour chaque discipline, un spécialiste m’a conseillé sur les sujets présentés : chaque sujet a été choisi pour son IMPORTANCE.

Je n’ai pas présenté les mathématiques comme de l’Art ; mais les mathématiques en tant que telles, pour leur importance propre, pour leur fonction propre. L’Art existait seulement sur un plan propositionnel et conceptuel.

La question n’était pas de créer un nouvel objet, un nouveau ready made utilisant les mathématiques.

J’ai attribué un but didactique à leur présentation. »

Cette fin programmée, cette anticipation de l’épuisement de sa contribution au monde de l’art en dit long sur le regard aigu qu’exerce Venet sur son travail. En opposition totale avec un art intuitif et personnel, Venet pousse la logique de sa démarche à l’œuvre dans son ensemble. Ce refus de la production est affirmé très tôt chez Venet dont la production des années soixante est peu diserte. L’ambition ne consiste pas en la production de tableaux traditionnels, mais à l’énonciation d’idées nouvelles. Catherine Millet le décrit avec justesse en remarquant que « par ce geste, Venet renonce à une pratique stérile mais commune à de nombreuses démarches contemporaines, et qui consiste pour un artiste ayant trouvé une idée neuve, à l’exploiter le restant de sa vie, n’en donnant que des variations ». Pour Venet, il suffit de l’idée de l’œuvre. Ainsi le tas de charbon, le recouvrement d’une surface n’ont été produits qu’à un unique exemplaire quand la tradition artistique aurait exigé la répétition multiple d’un motif. Venet ne produit que peu de Goudron et de Reliefs cartons . S’il est le peintre le plus rapide du monde, il est aussi l’un des moins prolixes, refusant l’accumulation et les impératifs d’une production mercantile. Le marché s’intéresse peu alors au travail de Venet et Venet le lui rend bien. L’élaboration de ce programme est une œuvre en elle-même. S’intéressant aux problématiques scientifiques, sémiologiques, philosophiques, le programme ne se distingue pas par ses qualités plastiques et s’apparente davantage au plan d’une dissertation. Le programme est une œuvre en elle-même qui donne lieu à une multitude d’œuvres dont le désir de classification est comblé par la rétrospective du New York Cultural Center en 1971 et la publication conjointe d’un catalogue raisonné. Ainsi, la démarche trouve son achèvement et sa plénitude dans le fait que le catalogue rend compte de l’accomplissement du programme annoncé, tout comme, faisant suite à la démonstration, la vérification d’une équation mathématique atteste de la justesse du calcul et vient clore la démarche engagée.

Si les œuvres du programme sont reproduites mécaniquement, copiées depuis les ouvrages scientifiques soumis par les spécialistes, elles ont été précédées par une série d’œuvres que l’on peut qualifier de préparatoires dans lesquelles Venet reproduit manuellement les graphiques et formules mathématiques. Des chapitres entiers sont ainsi retranscrits méthodiquement par Venet. Peu importe la concession à la graphie accordée par l’artiste. Ne requérant aucune qualité manuelle et ne cédant à aucun impératif plastique, ces pages ou ces rouleaux d’écriture s’apparentent au travail des moines copistes à qui la notion de style est étrangère. C’est déjà le propos qui importe, mais il est intéressant de noter l’acharnement obsessionnel avec lequel Venet dispose l’encre sur le papier. Comme Opalka compte à l’infini sur toile ou On Kawara tape mécaniquement les One million years passées et futures, Venet fait preuve des mêmes qualités d’acharnement et de dévouement à une œuvre dont la production est exigeante et douloureuse. La possibilité de la reproduction lui étant donnée, la graphie laisse la place à la copie, mais le propos reste centré sur l’abstraction mathématique.

Le programme achevé ouvre la voie à la Conversion du regard, le moment de l’analyse de l’œuvre, le pictural laisse la place au verbal. Les années soixante-dix s’ouvrent donc sur des conférences à Bruxelles, Londres, Tokyo, New York, Rome… et sur un cours non traditionnel sur la théorie de l’art dispensé dans une Sorbonne post soixante-huitarde à l’invitation de Bernard Teyssedre qui crée les départements d’Arts plastiques et Sciences de l’art à l’université Paris-I. Cette réflexion se manifeste également dans les expositions successives qui sont organisées autour de l’œuvre de Venet par les musées de Rio de Janeiro, La Jolla Museum of Contemporary Art, PS1 à New York, l’Institute of Contemporary Arts de Londres ou à la XIII^e biennale de São Paulo aux côtés de François Morellet et Gottfried Honegger.

Un formalisme autoréférentiel

Les années de réflexion circonscrivant l’œuvre conceptuelle aboutissent à l’élaboration de nouvelles œuvres formalistes. Constatant l’omniprésence de la ligne dans son travail, Venet ouvre le travail conceptuel sur des représentations de lignes droites, d’arcs et d’angles sur toile. La première, conçue alors dans le secret, consiste en une toile triangulaire blanche dont deux côtés sont soulignés d’une bande noire mettant en lumière l’angle qui régit la forme du tableau. Les shaped canvases poursuivent les recherches pressenties dans une série de tableaux conçus en 1966 et dont tous n’ont pas été réalisés alors. Les schémas préparatoires de la déclinaison de formes géométriques subsistent : cercle, carré, rectangle, triangles isocèle et équilatéral monochromes dont le seul motif est la formule qui les régit. Autoréférentielles, ces œuvres laissent place à des shaped canvases d’angles, de cordes soutenant deux arcs… La réalisation la plus épurée de la série est conservée au musée national d’Art moderne de Paris : un diptyque constitué de deux angles de 174.5° et 185.5° formant un cercle complet. L’épaisseur du châssis confère une qualité physique à la toile soulignant sa matérialité et faisant apparaître en négatif le mur sur lequel les toiles sont accrochées. C’est sur l’invitation de Jan van der Marck à la Documenta 6 que Venet se décide à exposer ces œuvres en contradiction avec le travail conceptuel, qui, parvenu au bout de sa logique, a abouti à une impasse. Il présente à Cassel, en 1977, Deux angles de 120° et 60° qui manifestent l’intérêt de Venet pour l’espace, en largeur et en épaisseur, sur et à travers le mur. L’espace laissé vierge entre les deux toiles d’un diptyque agit comme une ellipse dans un espace virtuellement plein, tel qu’il apparaît dans les polyptiques du minimaliste britannique Alan Charlton. Le mur en négatif complète le tableau et laisse apparaître un espace dont les toiles ne peuvent suffire à rendre compte.

Le formalisme trouve son accomplissement dans la sculpture, en bas-relief dans un premier temps, en ronde-bosse par la suite. Les reliefs en bois recouverts de graphite qui succèdent à cette série de peintures synthétisent le propos qui se concentre sur les lignes. C’est en découpant le châssis d’un tableau qu’il prépare, que Venet prend conscience des qualités physiques des arcs, angles et lignes droites qu’il dessine. Il y trouve une synthèse qui répond à son désir d’épure. Se passant de la toile, Venet découpe des baguettes de bois qu’il recouvre de graphite et applique tel quel sur le mur, accompagnés d’une définition explicitant le titre, à savoir le nombre de degrés qui composent les lignes en reliefs. Le graphisme de ces reliefs ferme la voie à toute velléité picturale et permet des expérimentations en marge des contraintes de la surface plane de la toile. C’est alors qu’apparaissent les premières lignes libres, qu’en opposition aux arcs, angles et diagonales déterminés mathématiquement, il baptise « indéterminées ». Sortes de gribouillis, ces lignes reviennent sur elles-mêmes, se croisent et se chevauchent. Cette spatialité révélée à Venet l’incite à employer l’acier pour en faire des sculptures affranchies du mur sur lequel elles reposent initialement. En résultent les recherches en trois dimensions que nous connaissons bien et qui se sont manifestées à grande échelle à New York, Chicago, Austin, Paris, Versailles, Ulm, Séoul, Auckland… offrant à Venet un champ nouveau de démonstration à ses recherches privilégiées : des œuvres autoréférentielles, interagissant avec l’espace, dont les formes prennent appui sur des fondements mathématiques pour tour à tour offrir une vision classique idéalisée – formes géométriques pures telles 230.5° Arc × 5 (1999), collection de la ville de Shenzhen ou, à plus forte raison, 86.5° Arc × 8 (2011), Alan Gibbs farm, Kaipara Harbour, Nouvelle-Zélande –, une évocation de la matérialité de l’œuvre – 217.5° Arc × 28 (2008), collection de l’artiste, Le Muy, dont les arcs penchés surplombent le spectateur –, ou l’image d’un chaos total – 222.5° Arc × 16 (2011), exposé au château de Versailles, sculpture dont la forme résulte de l’effondrement de ses éléments constitutifs, les arcs glissant les uns sur les autres, tout comme le goudron s’écoulait sur la toile au début des années soixante. Le passage à la sculpture, impensable pour le conceptuel, s’impose au formaliste. Ses nombreuses déclinaisons à grande échelle révèlent la justesse de leur propos et font abandonner momentanément la peinture à Venet devenu sculpteur. 

GRIBS

Mais si les recherches de Venet l’ont souvent mené sur les voies de la géométrie qu’il a exploitées avec richesse, Calcul de la diagonale du rectangle (1966), Deux angles de 120° et 60° (1976), sculptures d’arcs, d’angles et de lignes droites, elles n’en constituent pas pour autant l’obsession d’un artiste pour l’angle droit et la constitution d’un cercle parfait. Le caractère de Venet ne le porte pas à s’inscrire à tout prix dans les dogmes d’un groupe d’artistes, ni celui de l’art concret, ni celui de l’art minimal ou de l’art conceptuel bien qu’il en soit l’un des fondateurs historiques. Et si la figure géométrique est prééminente à travers son œuvre, il convient également de rechercher en creux du tas de charbon aux GRIBS, les œuvres qui se caractérisent par une absence de composition, un laisser-aller et une absence de prise de position de l’artiste quant à la forme finale.

Jean Arp – Robert Morris – Bernar Venet : une brève histoire de l’art anticompositionnel, ou l’exploration des lois du hasard.

Dans une perspective historique, la figure de Arp doit être considérée avec attention, qu’il ait pu être purement géométrique au contact et aux côtés de Sophie Taueber élaborant ensemble les Duo collages (1918), il s’est intéressé dès 1915 aux possibilités induites par l’exploration des « lois du hasard ». Le terme pourrait être assumé par Venet dans son paradoxe, il dirait complémentarité, entre le cadre scientifique et l’abandon à l’arbitraire. 

C’est en ramassant des morceaux de papiers découpés et en les assemblant que Arp comprend la justesse de cette antigéométrie tandis qu’un morceau de papier aux bords hésitants vient s’opposer aux recherches néoplasticistes de ses contemporains ouvrant un champ de possibles infini. Les carrés légèrement coupés de biais présentaient une géométrie « mal foutue », une approximation de carrés, et, comme le souligne Renaud Ego à la lumière de Construction élémentaire (1916), « il avait donc suffi d’un défaut infime pour que tout fût mis en mouvement, à la façon d’une syncope dans un rythme binaire ». Cet épisode furtif introductif à l’abstraction biomorphique de la fin des années vingt, ces quelques compositions « selon les lois du hasard » préfigurent l’œuvre de Venet avec plus de prégnance que la rigueur géométrique de van Doesburg, ses jeux de mathématiques ainsi que ceux des concrétistes soient-ils parisiens ou zurichois. Il ne faut pas se laisser duper par les présentations des Theory of sets ou Total positivity, ou des manuels de grammaire pensés comme « une mathématique du langage » selon la formule de Otto Hahn, Venet utilise en 1968-1969 les écrits de Nicolas Bourbaki ou de Samuel Karlin sur un plan sémiologique et non comme un système compositionnel. En laissant le champ libre aux scientifiques de choisir le sujet de ses œuvres qu’il ne voit parfois pas lui-même (c’est le cas pour Art by Telephone au musée d’Art contemporain de Chicago en 1969, ou de son exposition chez Daniel Templon en janvier 1971), Venet montre bien qu’il s’intéresse davantage aux lois du hasard, qu’aux jeux du hasard.

De la même manière que Venet glisse entre plusieurs dénominations et y échappe souvent, Guitemie Maldonado souligne que Arp a « évolué avec une grande liberté à l’égard des mouvements constitués, venu du dadaïsme et exposant […] avec les groupes abstraits et avec les surréalistes », comme on serait en mal de raccrocher Robert Morris de manière durable à ses contemporains. C’est dans avec ses blind time drawings qu’il explore ses recherches d’œuvres non composées recouvrant la feuille de papier les yeux bandés, ou la faisant recouvrir par une une femme aveugle. D’autres artistes avaient avant lui tenté d’exclure le rétinien duchampien.

Le hasard, l’aveuglement, les mécanismes mis en œuvre pour échapper à toute velléité de composition font écho à la majorité des œuvres de Venet.

La gravité régit la sculpture dans le cas du tas de charbon et des effondrements. L’utilisation d’un matériau naturel brut, en l’occurrence le charbon, dès 1963 peut nous évoquer les assemblages de pierres de Richard Long si ce n’est qu’à la différence de ceux-ci, Venet n’envisage pas le tas comme une forme, mais comme une masse qui en est dépourvue. Dans ses expositions successives, au musée national d’Art moderne, au National Museum of Korea, au musée des Abattoirs à Toulouse, au Mucsarnok à Budapest… le Tas de charbon peut nous donner l’impression d’une même œuvre replacée à l’identique, mais à y regarder de plus près la forme, la taille, la consistance varient, et Venet lui-même, s’il préside souvent à son installation, ne cherche pas à reproduire un schéma, et n’en a jamais même élaboré de dessin ou de plan, tout juste un certificat. Le tas de charbon choit, comme il peut, comme il doit sans forme spécifique, c’est là bien son originalité. 

De la même manière, les sciences, et en l’occurrence les scientifiques, décident de la réalisation comme absence de prise de position de son signataire. Ainsi, si l’on s’est concentré sur la géométrie récurrente des œuvres de Venet, notamment grâce aux suites qui lui ont été données dans les tableaux des années 1976-1977 et les sculptures à partir de 1979, on a, à tort, occulté la dimension chaotique prégnante dans la conférence du Judson Church Theatre où trois scientifiques s’expriment simultanément dans Gravier Goudron, laissant entendre le son de la brouette défilant sur le macadam de Tarascon, ou dans Graduation interprété à l’Opéra de Paris, réfutant toute dimension mélodique en surimposant les sons de différentes symphonies…

Les pages de livres scientifiques consciencieusement recopiées ou les colonnes du Wall Street Journal ne valent pas pour leur organisation rigoureuse, le résultat visuel est un hasard de ces compositions à l’aveugle ou selon les lois mathématiques puisque la même matrice produit les tableaux noirs, blanchit des formules erratiques sous la craie de Frank Faulbaum au Kunsthaus Hamburg en 1970 ou les tentatives des étudiants de l’Oberlin College pour l’exposition de Lucy Lippard Art in the Mind au Allen Art Museum.

Ainsi, après une période de mise en retrait et l’abandon d’une œuvre purement conceptuelle dont Venet a pris conscience des limites dès les prémices de son élaboration, le tournant formaliste des années soixante-dix a simultanément exploré la voie géométrique et la voie aléatoire. En témoignent les lignes indéterminées qui se distinguent de la typologie des lignes déterminées mathématiquement, les Accidents (Museo Jumeix à Mexico City ou 100 tonnes d’acier déversées au Muy), les Effondrements (Arcs, lignes et angles ou Effondrement d’arcs : 150 tonnes), les Répartitions aléatoires de points. Toutes ces explorations apparaissent assez tôt dans l’œuvre de Venet qui, à la faveur d’allers retours, étaye cette démonstration. Ainsi, en 2011, reprenant le principe de lignes gribouillées, après avoir noirci des centaines de feuilles de papier photo choisi pour son absence de résistance au feutre et à la possibilité d’un tracé rapide, non réfléchi, qui revient sur lui-même, Venet élabore de grands reliefs en acier découpé au chalumeau. Cette ambivalence joue de la rapidité du geste, son délié gracile et son inscription dans l’acier, dans l’épaisseur de la plaque et la puissance de la masse.

Associant le refus de la composition à la technique lourde et contraignante de la découpe au chalumeau, Venet atteint sans doute l’acmé du paradoxe et de la complémentarité qui est la véritable recherche de ces 50 dernières années.

Alexandre Devals dans Bernar Venet, Ceysson Éditions, 2016