Drawing Matter
L’exposition Drawing Matter rassemble des artistes qui convoquent la grammaire et les procédures du dessin hors des usages traditionnels en recourant à de multiples matérialités signifiantes. En élargissant les champs du médium, ils proposent un dessin plasticien, comme on a pu le dire de certaines photographies de la seconde moitié du XXe siècle.
Pariant sur la capacité du dessin à exister au-delà des présupposés matériels auxquels on l’associe volontiers, Lionel Sabatté parvient avec une économie de moyen radicale à un dessin virtuose et minimal. Le geste graphique de l’artiste – dont la pratique requalifie constamment notre rapport au réel et aux matériaux laissés pour compte – débute avec le balai qui lui permet de récolter la poussière de la station Châtelet du métro parisien. Lorsqu’il chasse ce matériau à haut potentiel graphique, il pousse dans le même temps le dessin dans ses ultimes retranchements ; ceux d’un renouveau qui renoue étrangement avec son origine. Le travail graphique de Lionel Sabatté revisite les fondamentaux du dessin en décelant lignes, densités, valeurs et réserves dans les poussières qu’il colle au pinceau sur le papier ; démêlant ainsi la foule de portraits anonymes qui attendait sa révélation.
Au-delà de l’importance des sujets qu’il investit, c’est aussi l’agentivité du matériau qui pousse Nicolas Daubanes à agir. Il renouvelle sans cesse les procédés qu’il met en œuvre en puisant dans les différents états de l’acier un répertoire graphique insoupçonné. De cette matière polymorphe, l’artiste tire un ensemble de formes et de récits, entraîné par une énergie presque cinétique qui le conduit d’un geste à l’autre. L’usage de la limaille de fer aimantée – qu’il associe à des barreaux de prisons sciés – l’amène à passer à l’acte. Armé d’une barre de fer et d’une disqueuse, l’artiste projette des particules d’acier incandescent sur le verre. Sensible à la lumière que cette activité génère, il tire de ses éclats des photogrammes au sein desquels l’insolation produite par les étincelles dessine des tracés balistiques ou stellaires. En s’emparant des scories de l’industrie sidérurgique et des outils ouvriers, Nicolas Daubanes multiplie les points de rencontre de la sculpture, de la photographie et du dessin. Il forge un langage où la matière – dans la pesanteur de sa chute contenue, sa liquidité incandescente ou l’immatérialité de sa lumière – devient un opérateur graphique inépuisable.
Alors que la chirurgienne sculpte le nouveau visage que l’artiste a choisi de se dessiner, ORLAN multiplie les autoportraits qui mettent à mal les notions d’identité et de ressemblance. Les cinq faces présentées dans l’exposition sont comme des reliques prolongeant l’acte chirurgical, tant elles révèlent l’étendue des possibles ; tous les visages imaginables à partir d’une chair à vif, aussi fraîche et maniable que l’argile. Ces dessins au sang, spontanés et impulsifs, sont réalisés dans l’urgence, avant que la plaie ne se referme. C’est un geste graphique infiniment tactile, qui vérifie du bout des doigts la viscosité du sang et son adhérence aux différents supports. Montrés pour la première fois à l’occasion de cette exposition, ces dessins apparaissent comme des improvisations plastiques jubilatoires, qui anticipent la série des Self-Hybridations de la fin des années 1990. L’expressivité de ces masques, qui semblent appartenir à d’autres civilisations, tient moins à ce qu’ils comptent parmi les rares œuvres littéralement « de la main » de l’artiste, qu’à la nature des vis-à-vis qu’ils instaurent : des présences voilées, prisonnières de leur matérialité d’ordinaire tenue au secret et qui, ici, fait foncièrement surface. L’intimité qui se déploie dans ces visages, nés de gestes en forme d’innombrables caresses, traverse notre propre peau. Ils conjuguent en une même surface la peau et la chair, tout comme ils convoquent l’autre en soi.
Ce geste, c’est également celui de Gloria Friedmann qui renoue avec la liberté que l’académisme aurait pu nous faire oublier. Ce geste, que l’argile humide des cavernes permettait déjà, semble être le dénominateur commun de tout dessinateur désarmé, lorsqu’il doit attaquer la surface à main nue. Fragile, sans artifice et sans filet, comme un patineur qui s’abandonne au plaisir de se désencombrer de toute pesanteur, le doigt glisse sur la surface humide pour tracer les ornières indicielles de ces circonvolutions. En dessinant ces figures animales, l’artiste fait naître de nouvelles espèces, curieusement familières. À rebours de la perception chamanique portée par Jean Clottes sur l’art pariétal – qui consisterait à tuer l’animal en image pour en faciliter la chasse – le bestiaire produit par Gloria Friedmann tend à retenir ses « Animalia » d’un geste immémorial, conjurant la possibilité de leur disparition.
Dans la série « Artifice », les sillons de Rémy Jacquier résultent du retrait manuel de la poudre calcinée déposée par le fusain. En effleurant la surface, l’artiste fait réapparaître les dégradés qu’elle recouvrait. Le geste s’intensifie lorsqu’une pointe sèche griffe le papier pour en restituer le blanc immaculé et obtenir les ponctuations lumineuses qui percent l’obscurité du ciel. Les indications géographiques contenues dans les titres dévient la trajectoire qui semblait pourtant toute tracée. Exposés pour la première fois, les trois dessins de 1996 laissent entrevoir la cigarette comme une forme allotropique du fusain. Elle offre des valeurs de gris et une maniabilité qui permettent à l’artiste de faire émerger des silhouettes féminines prélevées dans l’histoire de la sculpture : des formes consumées par leur diffusion à travers l’histoire des représentations.
Les œuvres de Tania Mouraud semblent, quant à elles, tenir le dessin à distance, l’entraîner vers une existence quasi immatérielle, le repousser au point de le faire littéralement entrer dans le papier. Par un procédé de gaufrage, l’artiste combine le monochrome – qui pourrait laisser penser qu’il n’y a rien à voir – à des phrases toutes faites – qui consistent pratiquement à ne rien dire. Si ces écritures déjouent toute tentative de lecture, c’est que l’artiste, bien qu’accoutumée à nous rendre étrangers à notre propre langue, a choisi le yiddish. Dans ces formes orientalisantes, volontairement ornementales, Tania Mouraud orchestre une apparente perte de sens. Elles rappellent singulièrement les significations dissimulées dans certains ornements, comme des messages cryptés discrètement adressés à ceux capables de les saisir.
Dylan Caruso
Commissaire de l’exposition
