Robert Brandy

Ancestor of future

24 novembre 2018 - 02 février 2019

Robert Brandy

Ancestor of future

24 novembre 2018 - 02 février 2019




 

Pour un seul jour d’exercice

Un courant électrique le traverse et le brûle, alors il ne résiste pas et se fait conducteur, Marc Pautrel

On a beaucoup discuté, au sujet des premières œuvres marquantes de Robert Brandy, de l’influence de Supports-Surfaces, de Robert Rauschenberg, voire, dans l’hommage rendu, des fins de la peinture selon Cézanne. La présente exposition qui conjugue toiles monumentales, boîtes, encres de Chine et œuvres de petit format, miniatures emblématiques de l’œuvre dans son ensemble, permet de se faire une idée de ces influences, mais surtout d’examiner leurs profondes différences : elles distinguent une peinture originale, remarquable par sa cohérence et ce qu’il faut bien appeler son esthétique. Des années 1970 aux plus récentes réalisations, se sont moins succédé des périodes (blanche, noire, de « filiation cézanienne », pour reprendre les termes de Bernard Ceysson), que se sont développées des variables, avec leurs progrès et leurs repentirs, dans l’exploration ininterrompue d’une même intuition de soi et du monde. Aussi parler d’art abstrait ne rend-il pas tout à fait compte de la complexité d’une telle recherche, quand Robert Brandy précise qu’il vient du paysage, qu’il s’est d’abord situé par rapport à cette question. Maurice Merleau-Ponty pourrait ici servir de guide : « Le paysage, écrit-il, se pense en moi, et je suis sa conscience. » La conscience ainsi définie est un « pli » dans le paysage, a fortiori dans le tissu du monde. Merleau-Ponty l’appelle un « chiasme », un entrecroisement ou un entrelacs, où participent d’une même « chair », dans une indissoluble osmose, et la conscience et le monde. Robert Brandy reformule à sa manière cet accident du « pli » : « Je ne peins pas la ligne, mais le sentiment de la ligne ». Il en découle un ensemble de caractéristiques et d’opérations. Le battement émotif, presque lyrique, du geste et de la couleur, la mise en place de polarités qui font proprement événement sur la surface peinte, l’attention accordée à la texture du subjectile et les effets de réel obtenus par le collage, la greffe d’objets ou l’exposition du châssis. La gestuelle « épuise » la couleur qui, saturée, dégorge son trop-plein de coulures, les polarités (haut et bas, axes convergents et divergents, géométrie ou éléments d’architecture et frottis en apparence aléatoires) accentuent le chiasme entre ce qu’investit le peintre et ce que commande la toile. On a ainsi une peinture en situation et en mouvement, à la fois éphéméride des humeurs de l’artiste et dépôt de savoir et de technique comme dirait Denis Roche. Si peindre consacre la gestuelle et le moment propitiatoire de son essor, le tableau en conserve la dramaturgie. Baroque dans sa réalisation, il est mémoriel et commémoratif dans ses attendus. « Il me semble, remarque Robert Brandy, qu’il y a dessous une présence… On dirait que, derrière la peinture, c’est-à-dire dessous, il y a une mémoire de la peinture. » Humeurs, vitesse d’exécution, commotion gestuelle et colorée, mémoire sous-jacente, révèlent le monde dans ses sédiments et son étrange présence. La peinture en achève pour ainsi dire l’épiphanie de même qu’elle en concrétise l’archivage. C’est sans doute par-là qu’elle est une gageure : l’espace, où s’entrecroisent le moi et le monde, relève d’un exercice et d’une appropriation du temps. Ce temps ramassé dans l’instant est l’intuition d’un autre temps, d’un temps débordé. Gasquet, que cite Merleau-Ponty, interprète la démarche de Cézanne : « Il y a une minute du monde qui passe, il faut la peindre dans sa réalité. » Ce commentaire pourrait s’appliquer à la peinture de Robert Brandy, si tant est qu’elle signifie, parce qu’elle n’est jamais acquise, l’invention d’un moi toujours recommencée.
« Dès le premier coup de pinceau, déclare Marc Devade, il y a présence d’une chose nommable ; la difficulté est de réaliser une œuvre faite de coups de pinceau avant la nomination. » Se maintenir en quelque sorte sur le fil du rasoir, avant que tout ne se réifie et ne s’effondre dans le discours, ordonne une étroite convenance entre intelligence intuitive et science du coup de pinceau. C’est l’impeccable combinaison qu’en offre l’œuvre de Robert Brandy.

Jean Sorrente, juillet 2018.








Mon Cher Robert,

De grands doutes m’assaillent quant à ton identité. Es-tu Robert Brandy ? Es-tu Bolitho Blane ? Es-tu l’archiviste intègre, scrupuleux, pointilleux à l’excès, des faits et gestes de cet insolite individu, sorte d’Arthur Cravan qui ne se serait pas attardé auprès des dadaïstes ? Bolitho Blane - ou son confident, un certain Brandy, son Watson ? - à son tour, a-t-il adapté leur dilection pour le mensonge, le travesti fumiste, la propagation, nous dirions aujourd’hui de fake news aux légendes trépidantes du petit Buffalo, du petit chasseur de la Pampa, du petit détective, ou de cet inspecteur Allan Dickson, tous enfants d’Arnould Galopin ou de cet Arsène Lupin, figure prémonitoire de chevaleresques et séduisants détectives et autres flics, tous sapés comme Simon Templar, Brett Sinclair ou le Phantom. Ceux-là aimaient les voitures, les courses folles, etc. Tiens, tiens ? Oublions l’inspecteur Clouseau et guettons Bond, James Bond !

La peinture n’est peut-être qu’une couverture pour un inattendu aventurier qu’oublient de surveiller les « services » des grandes puissances empêtrés dans les affaires qu’ils ont montées pour se faire valoir. C’est pourquoi peindre, ce ne sera jamais tabasser qui manif’dans les manifs. La peinture est toujours un alibi, pour ceux qui la font, ceux qui la vendent, l’achètent ou la commentent. Elle leur permet de feindre une attention factice, parfois bien jouée, parfois très mal jouée, au quotidien de notre petit pois, notre patatoïde Terre, pour que l’actualité du reste du légume leur foute la paix. Certains, dont on ne sait s’ils sont des agents doubles ou des lobbyistes improvisés, s’emploient à alimenter l’agitation du petit pois que l’espèce y survivant grignote comme les lapins le font des carottes lesquelles, une fois bouffées, ils continuent, les lapins, de ronger dans le vide parce qu’ils rongent comme les Shadocks pompent, comme nous donc l’humanité, nous pompons, nous meublons le temps de notre vécu. Nous, les êtres humains, dits humains, au sens de Jean Pic, de Jean-Jacques Rousseau ou de Kant, nous passons le temps passant qui se passerait bien de nous. Mais, les trois-là, susnommés, et toute une floppée, une palanquée, d’incertains malfrats quidams un peu ou très autoproclamés philosophes, nous ont bien bananés comme ce Descartes, un peu soldat. Il a imaginé, se chauffant et s’emmerdant, dans son poêle, que nous « étions » ! Parce que, paraît-il, nous pensions. Le Général des Français, oui il n’y en a qu’un, le lisant se fût exclamé : « Vaste programme ! » Mais, ce René Descartes, aussi emmerdant que ce parieur audacieux, mais prudent comme on l’est en Auvergne, de Blaise Pascal, loin d’être naïf, pas Blaise, mais René, a , en fait, écrit « Je pense donc Je suis ». Il pratiquait donc avant Bourdieu un sens assez arrogant de la distinction. Eût-il, plutôt infirmier qu’un peu soldat, écrit : « Je panse donc je suis », alors il eût inventé l’existentialisme avant Sartre ! Ce qui, d’une certaine manière, nous en aurait débarrassé ! Pas de Descartes, mais de Sartre évidemment. Je m’égare, certes, mais je feinte, je dribble comme au foot, c’est stéphanois ! En fait non, le foot si, mais pas Sartre, nous n’en avons pas été débarrassés de Sartre. Non ! Il était engagé et voulait que tous les artistes le soient engagés. Il voulait même que tout ce qui peuple le petit pois le soit. Engagé dans quoi ? C’était, selon son humeur. On pourrait résumer dans La Cause du peuple, oui, on peut ! Mais on ne sait pas pour quelle cause et pour quel peuple d’autant que l’on ne sait plus très bien ce que c’est : le peuple ? Il a pourtant réussi à en faire s’engager des artistes. Et, les artistes, aujourd’hui encore, profitant des bienfaits des outils technologiques les plus effarants, ne cessent de nous exprimer leur compassion pour les misères du peuple, de tout ce qui peuple, notre petit pois – et du petit pois, tout aussi bien, lequel, vu, à la loupe, de Sirius ou de plus loin, doit surprendre par son horreur, sa folie meurtrière et une absurdité répréhensible dont se fichent éperdument tous les humanistes qui pensent et qui sont. Nous sommes submergés par la compassion. Cette submersion noie toute propension politique. Tous ceux qui ont écrit, dit, que faire de l’art c’est faire de la politique, ils sont tellement nombreux que je ne vais pas perdre mon temps à les citer, je me limiterai à rappeler Mallarmé et Joseph Beuys, eux avaient raison. Peindre pour peindre comme Newman, Rothko, Viallat, Stella, c’est, de fait, s’abstraire d’un réel infigurable donc à changer. Et si l’on est poète, il faut dériver des fleuves impassibles et aller vers d’improbables Peaux-Rouges destructeurs des guetteurs sentencieux. Si politiquement corrects parce qu’englués dans la compassion. Il faut les changer comme le Monde. Mais comme le prince Salina, il est préférable de tout changer pour que rien ne change. Un peu de cynisme, c’est démocrate, plus que la compassion qui emporte la démocratie vers la dictature.

Je ne t’ai pas perdu de vue dans mes vagabondes digressions, Cher Robert. Tu fais partie de ces artistes qui se répètent et se répètent et se répètent, à l’instar de Gertrude Stein : Buren, Parmentier, Toroni, Viallat, Warhol, Judd, à sa manière Stella, et Beuys. Une rose est une rose est une rose. Tu le fais, toi aussi, à ta manière, en tentant de le dissimuler. Tu voudrais t’en sortir ? Comme Viallat ou peut-être Buren ? Mais le petit pois ne change pas, lui, il ne s’améliore pas. Il suffit de lire la presse pour se convaincre qu’il est préférable de manger des moules à la Broodthaers plutôt que tenter de peindre ou dessiner puis graver comme Goya, le Tres de Mayo ou Les Désastres de la guerre. De toute façon, ça finit dans les musées ! Alors il faut soit répéter radicalement une forme radicale en se tolérant de légères variantes ou reprendre un geste d’un pinceau chargé de peinture laissant ses traces torses et ses étirements dégouliner de façon que l’espace de la toile soit marqué du renoncement à le considérer comme un séjour soit s’arrêter de faire de l’art. C’est un peu ça, chez toi. Il faut bien se fixer quand on sait que l’on ne peut pas rejoindre Bolitho Blane et tracer la route en torpédo ? On sait alors que l’on ne peut pas changer de thèmes et de manières dans sa peinture. Ce serait accepter le temps et que son flux, comme le cours d’un fleuve, ne soit jamais le même. On ne se baigne jamais deux fois dans la même eau dans un fleuve, d’ailleurs ce n’est pas très hygiénique, mais c’est toujours le même fleuve. Il faut, le fleuve, le temps, son cours, en lui substituant des champs de toile, le couvrir de bleu, de noir, entièrement, pour ne plus le voir ou le lacérer par des gestes simples, des passages de pinceau, qui le maculeront de couleurs stridentes. Elles le désaffecteront pour qu’on puisse aller se faire voir, ou se baigner, ailleurs. Mais, c’est impossible ? Comment un espace pictural aujourd’hui peut-il accueillir une figure ? Je suis sérieux. Toutes ces œuvres, dont les tiennes, ne font qu’en guetter l’apparition salvatrice. Pourtant, elles n’exorcisent même pas le néant. Alors l’absence ? C’est là leur échec et leur réussite ! Si apparaissait la Figure, dans l’une de ces œuvres, alors il en serait fini de l’art dont la fin a pourtant été annoncé, pas tout à fait, par Hegel. Une œuvre d’art ne peut que rendre présente son absence. Ou figurer avec compassion les désastres et les horreurs du petit pois. Et, comme ça, on s’en distancie. C’est facile. Si on « oxymorise » - au lieu de compatir - en regardant la présence de l’absence, alors on est saisi par l’envoûtement du Sublime. C’est pourquoi, elle est pourtant présente cette absence, dans l’art figuratif, mais seulement dans quelques rares peintures et sculptures, chez Bacon et surtout chez Giacometti. J’en oublie quand même quelques autres. Elle l’est surtout dans les œuvres des très bons photographes, bien sûr « réalistes », mais allez savoir, comme en un creusement – comme la trouée chez Fontana, toujours répétée -, chez Beate Streuli ou Jeff Wall, par exemple, des œuvres, comme dans les leurs, où passent des foules, ce qui fait qu’il y manque la Figure, l’Être. Et, dans cette foule tout est dépeuplé ! Mais ces deux artistes mettent en scène d’impitoyables et irréfutables constats. Ils se foutent éperdument de la compassion. Ce sont, cependant, les artistes abstraits de l’ère greenbergienne qui, sans pathos, après l’apostrophe d’Adorno, après Newman, Rothko, Still, Pollock – lequel à tenter de la faire revenir la Figure – qui ont su le mieux nous faire ressentir tout simplement notre solitude sur cette « Waste Land ». Et cette Terreur tenaillante d’où l’on aspire à voir surgir une saine furor !

Dans ce labeur opiniâtre, sans cesse repris, comme celui qui accapare Sisyphe, quand une pause se fait, alors nous pourrions voir qui s’y est condamné, à ce labeur, regarder le monde, heureux, sous la nuit étoilée. Camus le croit possible, et sous le soleil, à Tipasa, il ne veut pas voir, cependant, qu’il n’est qu’un lonesome cow-boy. Le chemin qui le ramènera chez lui n’est en rien l’un des chemins qui accordent Hölderlin à son pays, à une Heimat. Camus lui, comme Mallarmé l’a ouï, sait pourtant bien « que ce pays n’exista pas ». C’est pourquoi, chez tous les artistes que j’ai cités, dont toi, mon Cher Robert, chaque œuvre est la même et jamais la même : un suspens du temps conjurant la misère du petit pois. Voilà pourquoi peindre, la répétition du peindre, est plus politique qu’une promesse électorale.

Bernard Ceysson
 




Artiste de l'exposition : Robert Brandy


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Ceysson & Bénétière