Claude Viallat

Dans tous les sens

13 février - 20 mars 2021

Claude Viallat

Dans tous les sens

13 février - 20 mars 2021




 

Les travaux récents de Claude Viallat tels que présentés à la galerie Ceysson & Bénétière, à Wandhaff, Koerich, Luxembourg relèvent de deux registres indissociables d’une Œuvre faite au quotidien avec une opiniâtreté se révélant au fil des jours comme une sorte de performance entre-tressant le temps mesurable et le temps vécu. Comme s’il s’agissait pour l’artiste d’assurer à ce dernier cette précellence importante et nécessaire à tout être humain. C’est la somptuosité inégalable de la couleur, intimement liée à nos pulsions profondes, aux inflexions de la vie du corps qui nous retient et nous absorbe, c’est exemplaire, dans cette exposition. Qui s’arrête, face à chacune de ces pièces, ici présentées, est saisi, son attention fascinée, par le repos qu’une fois faites elles nous assurent. Ce repos est libérateur, libérateur de cette cinétique effarée qui nous emporte hébétés vers une finitude toujours refusée. La couleur qui l’a portée avant lui, Claude Viallat, à cette plénitude enveloppante ? Cézanne, Matisse ? Oui ! Véronèse, Tiepolo, Titien ? Oui ! Tout conflue, se condense, se cristallise là dans cette magnificence signifiée : la mer, le ciel, l’immobilité apollinienne et la frénésie dionysiaque... Athènes, au loin, mais, aussi, ces fugues nordiques soufflées par le Mistral et passant le Ventoux ? Oui ! Et ces rauques senteurs andalouses ? Oui ! Et, loin de tous les débats à propos de la peinture, de la couleur, du concetto et du disegno, le contour des formes, tout simplement, pour les fixer, les établir, les agencer pour une munificence toujours accordée, distributrice de lumineuses marées.

La forme est là, toujours, implacable comme une empreinte, une impresa, la mémoire d’une main ou d’une figure emblématique. Pariétales ! Elle est l’origine affirmée, depuis longtemps, après la répétition minimaliste et ornementale des débuts. Elle est un signal, un signe « à valeur quasi universel » pour citer André Chastel. Loin d’être une forme élémentaire, bien que dépourvue de la simplicité géométrique qui la raccorderait à une notion mathématique, elle n’en possède pas moins la force d’un archétype et cette évidence générique d’un « prime object », pour citer George Kubler. Il en résulte une étonnante navette dialectique entre, non pas la théorie et la pratique – c’est une vieille histoire -, mais entre la mémoire revisitée et une productivité moderniste toujours décalée de toute visée idéaliste et futuriste. C’est la force attractive de la « forme », condensée dans son contour, générateur de l’énergie de la couleur, nous la rendant sensible, qui donne sa consistance charnelle à l’espace d’enveloppement qu’elle déploie en le peuplant. Ainsi s’accomplit sa prégnance. C’est l’attraction de ce plaisir visuel qui nous retient parce que, comme toute grande œuvre, ces œuvres nous rassurent : l’intervention humaine, parfois, excelle plus que celle de la nature. On ne s’en sort pas indemne de cette réinvention de la mythologie. La forme, hybride, éveille, en qui sait voir, et les dispositions apparemment éparses des troupeaux dans les pâtures premières où ils paissent paisiblement – n’y voyons pas ces jonchées de buffalos décimés par des tueurs dévastateurs affameurs des Indiens des Grandes Plaines – et les répétitions programmées, artisanalement appliquées, des lignes d’assemblage d’un productivisme à détourner. En usant de ses propres méthodologies ? L’asymétrie à la Giap manipulée par l’art.

Cette emblème hybride marie un corps féminin, celui d’une ample Vénus préhistorique et celui d’un taureau pacifié. Retourné à l’anthropologie, qui s’en inquiète glisse alors vers un condensé de modernité d’une rare complexité suscitée par l’alliage dynamique du symbole et du signe. On fait ainsi, en face d’une œuvre de Claude Viallat, l’expérience d’un temps vécu. Alors est manifestée l’ancestralité quasiment originelle de la tribu primitive renaissante dans notre présent. Alors, s’ouvre un futur sans finitude autre que cette survie humaine perpétuée par la prolifération d’une forme vivante semblable à toutes les autres présentes, passées, à naître et apparaître, mais toujours individualisée. Une peuplade d’égaux en quête de la vie et non de la Cité Idéale. Sinon, mais c’est sous-entendu, dans cette dispersion régulée de cette forme outil, vivante, fixe et mouvante, unique, proliférante, on renouerait alors avec des siècles de débats, de disputes, sur la Terre et le Ciel, la Vie et la Mort, la Chute et la Rédemption. Il faudrait jouer aux dés, avec Jean Pic, Ficin, Calvin, Montaigne, Marx et Ricœur, Sartre et Camus, Badiou et Sloterdijk, Bourdieu et Greenberg. Et tant d’autres ! Un peu encombrants, ne trouvez-vous pas ? Un Viallat c’est un Viallat ! Ça se voit comme tel et ça suffit ! Et, dans le même temps, en même temps, c’est toute l’histoire de l’art qui se coagule, s’épaissit, s’épand et se concentre dans l’incomparable splendeur de la couleur. Revisitée, revivifiée et redonnée à voir. J’insiste, ce que nous voyons en affrontant du regard une œuvre de Viallat, laquelle nous piège, nous apparaît vite autre chose que ce que nous voyons. Mais, prenons garde, chaque élément de cette totalité qu’une œuvre de Claude Viallat suggère, parce qu’il la compose et la configure, n’est de facto que ce que nous voyons. N’est-ce pas là un renversement concluant du dilemme préoccupant Frank Stella ? Comme Ellsworth Kelly, Claude Viallat emprunte à Matisse cette audace de tirer parti d’une fenêtre : celle de notre ancien Musée d’Art moderne pour Kelly. Un peu aussi pour Viallat ! Regardez bien les raboutages mécaniques de bâches industrielles et ceux de celles faites de chutes cousues, naguère, par une « bâchère » les fabriquant à son gré pour lui : les partitions des rectangles en résultant sont proches de celles des châssis de fenêtres et portes-fenêtres. Pour compenser le châssis récusé en 1966 ? Peut-être parce que ces partitions définissent des formes géométriques élémentaires en les schématisant en rectangles harmoniques soumis au nombre d’or ? On peut en risquer le pari. Mais Claude Viallat y greffe celles toujours recommencées, en des hommages proposés à leur créateur comme lors du rituel d’un potlach, de la Fenêtre à Tahiti et de la Porte-fenêtre à Collioure de Matisse. Le proche et le lointain. La fraîcheur ombreuse de l’abri occitan et la langueur océane. Il faut toujours faire une place à l’inquiétude décapante de Gauguin tout en voulant, pour contrarier Picasso, par-dessus tout respecté – il peint des taureaux et des « tauromachies » - s’associer à Braque, patron solide, se maintenant toute sa vie apprenti attentif aux pouvoirs des matériaux et des outils. Une main sûre soucieuse du sérieux de ses habiles tours. Pas de fa presto ! Una buona fabrica ! Un peu Hésiode : le travail paisible et inquiet, répété, au quotidien : vous savez, les travaux et les jours...

C’est tout ça qui se joue dans cette exposition. Les bâches militaires usées, désarmées donc, sorte de readymades à aménager, à assister, à aider, sont vouées comme tout ce qui est dé-fonctionnalisé à être réemployées dans un musée ou dans le décor de nos demeures et logis. Elles engendrent, dès la couleur appliquée comme une cosmétique ou un saint onguent sur la peau de leur surface, de par le pouvoir de leur réalité objectale produite par la nature et l’artifice humain, comme surgissant de l’épaisseur donnée par leurs fibres et leur tissage, des saturations, des éclats, des matités soulevant de salvateurs imaginaires. À partir de là, on peut lacaniser et bachelardiser sans relâche. Why not ? En certaines de ces bâches s’ouvrent des trouées géométriques, des lucarnes, des impostes, s’enroulant, se déroulant, comme se plient et se déplient tout textile, draps, toiles et bâches, rejetons souples, des fenêtres à châssis encore conservés par Matisse et Kelly. Elles sont faites pour des surveillances et des visées de l’intérieur et de l’extérieur – comme d’ailleurs dans ces marabouts et toiles de tentes qu’affectionnent l’artiste. Là, bien sûr c’est Picasso, Braque, Delaunay et Matisse qui ont autorisé ces présages de spatialités réemployant, chez Viallat, surtout, l’artefact artistique dans un entre-deux où l’œuvre est objet et l’objet œuvre. L’œuvre peut être recto et verso, à placer dans l’espace ni comme un paravent ni comme une frontière. On joue sa complétude en un volume à venir, un clos possible adjoint à l’ouvert. Claude Viallat, c’est Gottfried Semper à l’exercice dans la vie réelle. L’artiste joue au yo-yo entre le miroir et la fenêtre, mais c’est bien avec Alberti qu’il dialogue non sans malice un brin machiavélique. Il joue, un peu, beaucoup, avec Frank Stella, comme s’il voulait lui déranger ses certitudes en les confortant. L’usage ironique des découpes fonctionnalistes du shaped canvas en signale les effets de manière et les renverse de manière affectée. C’est une question taraudant toute la peinture depuis près de trois siècles : comment être « stylé » sans le style ? Au « dur » du minimalisme, nous l’avons dit plus haut, Claude Viallat oppose la souplesse de l’adaptabilité des œuvres, initiées par les pratiques théorisées de Supports / Surfaces, à des situations diverses de mise en place auxquelles le réel les assigne. Et des histoires nouées qu’il faut dé-tramer, dévider, pour un autre enchaînement. Ces œuvres récentes se reformulent à partir d’un vide toujours rappel d’un mur où se déployer. C’est existentiel dans la reprise et la critique même du shaped canvas américain replacé ainsi à ses origines : une sorte de phénoménologie affectant la « situation » sartrienne. Chaque jour, dans chaque pièce de toile peinte, puis dans chaque raboutage fait de ces pièces, se soumettre à ce devoir : remettre en question et en cause et des convenances et des ordres imposés inexorablement pris dans la crasse de la routine. Ainsi se « fait » l’œuvre et c’est valable tout aussi bien, on le sait, pour les sciences et pour les politiques. C’est si évident que, dans l’antan des débuts, l’invocation du marxisme, que Claude Viallat n’a jamais sollicité, par les artistes de ce « moment » Supports /Surfaces, n’a pas réussi, ce qui advient pour toutes les œuvres pavées de bonnes ou mauvaises intentions, à porter leurs œuvres à la faillite. Il faut de grands remaniements pour que perdure le vif, le vivace, d’une tradition assurant notre devenir contre, eût dit Henri Maldiney, les éboulis de l’histoire. N’hésitez pas, oserai-je inviter qui a l’humilité de regarder ces œuvres, pour parodier André Breton, à lâcher tout. Laissez-vous aller au flux de fleuves qui, pour citer René Char, ne s’arrêtent point aux parapets des ponts des habitudes et de l’histoire. Les bienséances larmoyantes d’un certain art actuel pavé de certitudes et de nobles intentions, je m’en fous ! Viallat s’en fout ! Une œuvre d’art n’est pas un bulletin de vote ! Prenez un Viallat, un « Viallat de Claude », comme disait Pierre Troisgros, autre cuisinier, de son confrère en peinture, accrochez-le, placez-le à côté d’œuvres fortes de Picasso, de Matisse, de Pollock, de Stella, de Buren, de Venet, de Newman et au-delà de tant d’autres, Giotto, Masaccio, Raphaël et ces Vénitiens déjà mentionnés, il tient. Il est de leur famille. Il marche sûrement, comme qui va les pieds dans ses souliers vers un dernier carré, la même route vers un au-delà du désespoir. Ah ? On me dira que je ne dois pas faire semblant de faire de l’histoire de l’art comme ça. Tiens donc, je viens de citer Maldiney et Péguy ? Et Chastel et Heidegger et tant d’autres. Je plaide coupable et non coupable. Ce sont les œuvres irrécusables de Claude Viallat qui m’acheminent vers cette écriture. Je n’y peux rien - c’est comme ça, m’a dit, un jour, Dominique Bozo, à propos de Matisse. Et si je ne dis pas bien ce qu’elles disent parfaitement sans user, comme je m’y efforce, de l’impuissance du langage, c’est tant mieux pour Claude Viallat et c’est tant pis pour moi.

Bernard Ceysson


 




Artiste de l'exposition : Claude Viallat


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Ceysson & Bénétière