50: Les années fertiles

30 juin - 31 août 2011

50: Les années fertiles

30 juin - 31 août 2011




 50. Les Années fertiles.
Points de vue sur l’art en France après la guerre

Œuvres de : Bissière, Degottex, Eugène Dodeigne, Dewasne, Domela, Estève, Étienne – Martin, Fautrier, Fougeron, Giacometti, Gorin, Hajdu, Hartung, Louttre B., Messagier, Piet Moget, Nemours, Pignon, Soulages, Szenes, Tal-Coat, Geer Van Velde, Vasarely, Vieira da Silva...
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Cette exposition est organisée, à l’occasion de l’ouverture de la galerie Bernard Ceysson, Art moderne, à Luxembourg, 45, boulevard Joseph II L-1840, Luxembourg. Elle rassemble, dans ce nouvel espace et dans la galerie Bernard Ceysson, 2, rue Wiltheim, sous le titre, 50. Les Années fertiles. Points de vue sur l’art en France après la guerre, un nombre impressionnant d’œuvres de la seconde École de Paris. Elle ne prétend pas, pourtant, s’attribuer les missions qui incombent aux musées. Elle n’a d’autre ambition que de « donner à voir », l’expression était alors dans le goût du temps, des œuvres, dont beaucoup auraient leur place dans les salles des plus grands musées même si l’on fait le constat qu’aujourd’hui on ne veut plus, souvent, les y montrer. Cette désaffection a, peut-être, conduit à ne plus savoir les voir. Leur réception est donc aujourd’hui malaisée. Il reste heureusement de vrais amateurs et de vrais « connoisseurs » pour les apprécier. Le « triomphe de l’art américain » - pour reprendre le titre de l’ouvrage célèbre d’Irving Sandler, a semble-t-il, accéléré la perte d’audience de l’art français de l’après-guerre mis à l’écart du « main stream » de la modernité même si, aujourd’hui, heureusement, se dessine son « revival » comme un art destiné à un public cultivé, à une élite d’amateurs que ne satisfait pas complètement l’impact de l’efficacité visuelle d’oeuvres dont les formes et les contenus sont, parfois, vite épuisés. Il ne convient cependant plus, aujourd’hui, de raviver le débat stérile entre New York et Paris. Il n’a plus de sens. Du moins tel que conduit, il s’est déroulé. New York n’a pas volé l’art moderne à Paris, comme l’en a accusé Serge Guilbaut. New York a simplement su s’imposer comme le centre culturel du monde. C’est ce que souhaitait Barnett Newman convaincu, comme l’avait décrété Harold Rosenberg, en 1941, que l’entrée des Allemands à Paris, le 14 juin 1940, avait fermé le laboratoire artistique de l’art moderne. C’est ici, à New York, le déclare Newman, que se continue la voie royale du grand art, celle de la tradition italo-française. New York est enfin et désormais le nouveau rivage, la nouvelle Athènes. Les artistes américains sont, selon lui, les dépositaires et les inspirateurs de la tradition européenne. L’art ne peut plus, après la guerre, après le joug de l’occupation qu’ont dû subir les artistes, prospérer à Paris.

Cette conviction est bien compréhensible. Mais elle n’en demeure pas moins naïve et simpliste. Il faut tout d’abord rappeler que, jusqu’en 1948 ou 1949, les œuvres des artistes américains restent fortement inspirées par les modèles européens. Elles s’en démarquent cependant par une radicalisation qui vise à affirmer l’œuvre comme une totalité se suffisant à soi-même, une totalité où prime son efficacité visuelle. Pour les artistes abstraits américains, l’œuvre doit affirmer sa planéité et produire une émotion suscitant l’empathie de qui la contemple. Libérés de « tout l’attirail ancien », les artistes américains doivent « atteindre aux sources de l’émotion tragique ». C’est au sublime que les artistes américains doivent s’intéresser afin de capter par des symboles la vérité fondamentale de la vie – avec sa composante tragique. D’où l’importance, pour eux, du sujet qui doit s’incarner dans des formes encore inconnues que l’artiste doit extraire, en quelque sorte, du chaos. Ainsi la vérité s’arrachera au néant. Des images dont la réalité s’impose d’elle-même, des images libérées des entraves que sont la mémoire, la nostalgie, les mythes, les légendes, etc.

À l’opposé, selon les artistes américains, les artistes européens regardent tout avec les lunettes nostalgiques de l’histoire et succombent à la sensibilité à l’objet. Ce n’est pas faux, mais pas aussi simpliste. On peut dire avec d’autres que les artistes américains ont fermé la « veduta » ouverte par les artistes toscans qu’avait théorisée Alberti. Les artistes américains, comme inconsciemment, nous précisent que la perspective permettant une saisie ordonnée du réel dans l’espace et le temps mesurables, ouvrait la voie et à la balistique, par la possibilité de réalisation d’appareils de visée, et aux déterminations les plus totalitaires d’organisation sociale.

Or, les artistes français modernistes s’évertuent eux, après la guerre, de définir, disons, une nouvelle optique. La peinture, pour eux, ne peut se résumer à une production d’images nées du chaos. L’histoire ne peut être effacée, niée, transcendée. Il ne s’agit pas, non plus, pour les artistes vivant et travaillant à Paris, après la guerre, de reconduire un débat, jugé par eux, dépassé entre le Beau et le Sublime. Mais bien de se doter de possibilités de saisie du réel qui ne déterminent pas un saut par-dessus les arêtes coupantes de l’histoire. L’ancrage dans l’histoire n’est pas préféré à la philosophie. Peindre c’est faire de l’histoire et philosopher. Peindre, sculpter, créer c’est affronter le réel et donc l’histoire. Exister ce n’est pas être là dans un réel sans mémoire, sans passé, sans futur. La quête de l’Ouvert qui tenaille les artistes français ressemble pourtant à cette visée du sublime qui emporte les artistes américains : cette atteinte enfin du matin du monde, d’un présent à jamais qui délivre des « éboulis de l’histoire ». La force des « héros » de l’École de New York c’est d’avoir assimilé l’histoire au tragique. Et d’avoir substitué la peinture à la philosophie.

À leur opposé, donc, les artistes, en France, délaissent, d’une certaine manière, la voie royale du grand art et empruntent des chemins buissonniers, des sortes de points de vue de biais, décalés ou parallaxiaux qui leur permettent une autre approche du réel ou de l’espace. L’espace est certainement une propriété commune, une donnée factuelle. Newman a le droit d’en décider ainsi. Mais affirmer qu’il reste étranger à l’expérience émotionnelle, c’est ne pas vouloir et savoir le voir. D’autant que l’espace est lié au temps, à l’expérience individuelle qu’en possède, ce qui l’a façonné, chaque être humain. C’est cette quête de l’espace et du temps hors de la narration, des mythes et des légendes qu’entreprennent les artistes en France. C’est une quête humble et inquiète d’une nouvelle manière de voir qui ne se satisfait plus de l’ordre visuel de la Renaissance et de l’Humanisme. Cette quête, bien analysée par Pierre Francastel, surtout à propos d’Estève, est manifeste dans les œuvres de la plupart des artistes de la période. Certains tentent de concilier des points de vue multiples, c’est le cas de Pignon, de proposer une vision qui nous confronte à l’essence du réel, nous restitue, débarrassée des oripeaux des apparences qui lient à l’histoire, aux histoires, au temps des comptes et des horloges, la vérité profonde du monde. Comme dans l’art de Geer Van Velde. Comme dans celui de Bissière où s’articulent le parcours émerveillé, au long des jours et des heures, de paysages médités, repérés, vécus, avec le long chemin de la peinture inlassablement repris. Ou chez Louttre B. chez qui l’attention à la nature l’emporte déjà sur la tentation d’un art construit, vers ces paysages enveloppant et submergeant qui s’y plonge dans leur lumière – couleur. D’autres, comme Dubuffet, approchent la réalité de biais ôtant à la perception les lunettes culturelles qui l’asphyxie, l’anesthésie et l’affadissent. Le bonhomme de Dubuffet est le type même de l’anti-héros, celui qui regarde le sol plutôt que le ciel et oppose au « saut » vers l’ouvert, vers la transcendance, la célébration du trivial et du commun. Un même rejet de l’humanisme et de ses valeurs est visible chez Fautrier. S’y incarne ce que l’homme fait de l’homme jusqu’à l’abjection. La belle réalité retourne à sa misérable matérialité, terrible mélange de chair, de sang, et de terre, cette terre avec laquelle se confondent, s’y ensevelissant, toutes choses. La forme idéale de l’esthétique platonicienne et plotinienne se dégrade, s’achève et s’avilit ici dans « l’informe ». Et l’inconnu, l’absurdité – celle de notre existence ? - de qui surgit devant nous, innommable, manifestant son étrangeté, comme tranchant le champ de notre vision, pointant à notre œil, l’incisant presque, c’est Giacometti qui tente d’en fixer la présence insupportable, impossible à saisir. En peinture, par une écriture griffée usant de traits coupants, hachés, réitérés de manière obsessionnelle, presque compulsive. Et, en sculpture, par une matière creusée, trouée, qui interdit l’évidence d’un contour, d’une description, d’une définitive nomination.

Le joug de l’occupation, en ce sens Newman a raison, a contraint, après la pluie - pour reprendre le titre d’une belle exposition emprunté au célèbre tableau de Max Ernst -, les artistes à resserrer l’héritage reçu sans testament comme l’écrivait René Char. Refermer la fenêtre ouverte par Alberti, certes, mais pas pour rechercher une efficacité visuelle pouvant vite confiner au décoratif. Impossible non plus d’exorciser le néant par la manifestation du Sublime et du Tragique. Le grand saccage avait accompli son œuvre funeste. Il fallait réapprendre à vivre. Et à espérer. Les voies de l’espérance, en peinture, vont diverger. D’une part vers le réalisme, un réalisme militant qui exige d’abord de peindre la vie ouvrière et son engagement. Il revient alors à Fougeron d’être le héraut de cette classe et de son parti, de ceux qui ont résisté. Et à Pignon de célébrer, avec Léger, les constructeurs d’un monde nouveau. D’autre part, vers des « réalités nouvelles » proposant le vocabulaire et les formes d’un monde à venir. L’abstraction dite géométrique va s’employer à forger ce vocabulaire et ces formes qui exposent les constituants plastiques, disons, de l’avenir radieux tant espéré. Gorin, Domela, Dewasne créent alors les icônes de cette cité idéale - sinon ses équivalents plastiques. Aurélie Nemours porte ces icônes au-delà de cette espérance constructiviste. Ses œuvres se veulent à l’approche d’une élévation possible vers une présence réelle mais invisible et intangible. C’est cette même quête d’un dépassement, d’un déportement vers une origine et une fin - qui seraient là, présences au monde, sensibles dans la moindre parcelle du réel -, qui semble réguler l’art de Piet Moget. On pourrait comparer ses peintures apparemment toujours semblables, mais chacune est unique et pourtant renouvelle chaque jour l’éternité du même, à l’art de Robert Ryman. Cette présence, divine, semble celle que les peintres des Pays-Bas, au XVème siècle savaient célébrer dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit.

On perçoit très vite dans la diversité de l’art disons, pour faire bref, des années cinquante, la tentation d’un art autre, d’un art sans origine qui serait à lui-même son origine et son devenir. C’est ce qu’imposent à notre regard les œuvres d’Hartung et de Soulages. Elles ne sont ni expressionnistes ni lyriques. Elles sont tout simplement. Comme celles de Degottex et celles de Messagier. À première vue, elles ne sont, comme les œuvres de Newman, comme celles de Rothko, que ce que nous voyons. Mais, comme les œuvres des américains, elles témoignent d’une ambition risquée, mais, a contrario de ceux-ci, elles font l’économie du romantisme et du sublime. Elles proposent un art qui soit d’abord l’évidence de sa réalité et de son pouvoir, offrant à qui s’arrête face à leur face la liberté d’un lieu où peuvent, comme le veut Pierre Soulages, se faire et se défaire les sens qu’on leur prête. De nouveaux dévidages du réel ?

Au terme de cette présentation bien incomplète, on constate quand même l’effervescence de la création artistique de ce centre que l’on juge aujourd’hui secondaire et périphérique. L’art américain de la période semble se limiter à ce qui a été peint à Manhattan. C’est le reproche fait par les américains eux-mêmes à la célébration hagiographique de Sandler. En fait, l’art américain ne se limite pas aux quinze ou seize artistes dont le MoMA réitère la présentation. À visiter ce musée, on a le sentiment que les États-Unis n’ont produit que deux sculpteurs pendant cette période : David Smith et Barnett Newman. Des autres : Louise Nevelson, Ibram Lassaw, Theodore Roszack, Seymour Lipton, David Hare, etc., les œuvres ne sont guère montrées. Celles de Claire Falkenstein qu’aimait Peggy Guggenheim sont oubliées. Parfois, mais rarement, elles figurent dans les « accrochages » au titre de documents. Il en va de même pour les peintres comme Guston, dont le retour des œuvres des années cinquante dans les présentations muséales est la conséquence de l’intérêt que l’on a témoigné depuis vingt ans à ses œuvres ultimes. Celles de Tobey semblent jugées secondaires. Quant à celles de Sam Francis, elles ne retrouvent que difficilement la place qu’elles devraient occuper dans l’histoire de l’art américain. On a souvent le sentiment que le système de l’art américain s’est employé, pour les porter à la plus grande notoriété, à privilégier une quinzaine d’artistes seulement. Comme pour ne pas disperser ses forces. Peut-être pour faire pièce à la prolifération des mouvements et tendances qu’affectionnait la scène parisienne ? Il s’agirait là encore d’efficacité visuelle et de positionnement « marketing ».

La qualité des œuvres de l’École de New York est incontestable. Mais la diversité de la création parisienne a suscité des œuvres d’une qualité tout aussi éminente, mais relevant, c’est vrai d’un autre registre, déterminant un autre regard, une autre approche et entretenant avec le passé et l’avenir d’autres visées. Ce sont ces caractéristiques que nous nous devons de célébrer en les mettant en exergue. C’est l’un des buts de cette présentation.

Ajoutons encore qu’à regarder ce qui a été créé, et à New York et à Paris, sans a priori, on fait vite le constat des ressemblances, des correspondances, qui porte très vite à vouloir démontrer l’antériorité de tel ou tel artiste, à vouloir souligner combien l’œuvre d’un tel reprend les formulations de celui-ci ou de celui-là. Ce jeu s’avère très vite stérile. Cette exposition veut simplement, à son niveau d’une exposition de galerie, souligner la richesse de la création artistique en France, après la guerre, après le déluge ravageur qui a arasé les fondements mêmes de la civilisation occidentale. Elle ne propose donc pas le panorama exhaustif que l’on attend d’un musée. Elle assume ses partis pris, ses choix, ses passions selon la disponibilité des œuvres. Elle n’hésite pas, pour certains artistes à montrer des œuvres ultérieures à la période considérée parce que ces peintures ou sculptures témoignent de la permanence d’un style. Celles que nous avons pu rassembler sont de qualité muséale, c’est pourquoi certaines sont inaliénables. Mais toutes pourraient l’être. C’est pourquoi nous exprimons notre gratitude à tous ceux qui nous ont permis de les présenter.

Bernard Ceysson